Les Humains Associés

une moisson d'articles à déguster en prenant le temps. Les titres sont répartis entre deux pages.

Des idées toutes fêtes

Science, poésie, création

Le sentiment cosmique

La grande implosion

Entre science et transcendance

Andante grazioso

Suite

Retour

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Des idées toutes fêtes


Jean-Paul Favand


Les Humains associés : Est-ce que pour toi la situation dans laquelle nous sommes est une période d'opportunité ?

Jean-Paul Favand : Je crois que c'est dans les moments tourmentés que les gens ont la faculté de s'exprimer, que la véritable nature de chacun peut ressortir. Tant, malheureusement, dans la guerre, que dans la guerre économique, puisque c'est ce dont il s'agit en ce moment.

Le système tel qu'il a existé depuis plusieurs générations, s'effondre. Les structures administratives et économiques ne peuvent plus répondre aux besoins d'une époque, il faut donc que de nouvelles formes d'adaptation existent.

Et elles proviennent, dans ces moments-là, de gens qui vivent en marge du système. C'est-à-dire qui sont les plus aptes à survivre, à considérer les choses, et qui ont déjà trouvé à s'adapter, connaissant la technique française du système D.

La plupart des gens croient que le travail alternatif va être une solution au chômage. Ça aussi c'est un travail de la marge.

Je pense que la France va devenir un petit peu comme l'Italie, en fonctionnant économiquement à deux vitesses, avec des gens qui vont se débrouiller parallèlement à ceux qui fonctionnent dans le cadre de l'institution.

Alors, dans le contexte actuel où tout le monde dit : "Il n'y a pas de bonnes nouvelles, tout va mal !", où personne ne bouge, surtout ceux qui ont de l'argent par peur de le perdre, tu t'installes dans trois mille mètres carrés, et tu as fait un lieu qui est merveilleux, quelque chose de beau, de grand et de fou ! (Le musée des arts forains de Jean-Paul Favand est provisoirement présenté dans un espace féérique de trois mille cinq cents mètres carrés, rue de l'Église à Paris. Cependant sa destinée est d'être Ce musée vivant regroupe seize boutiques foraines et quatorze manèges restaurés, en état de fonctionnement, constituant une des plus grandes collections au monde couvrant l'histoire de la fête foraine de 1850 à nos jours. NDLR)

J'ai envie de dire que c'est une bonne nouvelle, mais c'est surtout de l'inconscience. La bonne nouvelle c'est le résultat, mais elle ne me concerne pas parce que j'en suis l'acteur, celui qui fait.

J'estime que j'accouche en permanence dans la douleur. Je ne suis pas forcément heureux, parce que je me suis collé de faux problèmes, et que si je ne me voilais pas les yeux avec, je trouverais tout rose.

Si tu veux dire que c'est un lieu de rêve, que c'est un beau spectacle, oui, je crois que c'est équilibré, harmonieux. Je pense que les gens s'y sentent bien, et je vois à leur tête que j'ai réussi.

Mais je peux l'amener encore plus loin, je voudrais qu'il soit accueilli définitivement dans un site. À l'extrême, ils n'en ont pas besoin, ce sont des exigences personnelles, je cherche toujours et je ressens l'imperfection.

Il n'y a qu'en allant à la perfection absolue que la démarche sera incontestable. J'essaye de briser l'immobilisme, parce que je fais de la conservation - et dans le système français c'est l'école de Chartres, c'est ce qu'il y a de plus institutionalisé, ce que je veux c'est que cela devienne tellement important, même essentiel malgré ses aspects de futilité, qu'on soit obligé de l'accepter, que ça bouscule les barrières.

C'est ce que je veux essayer de faire, et pas nécessairement en restant dans ce lieu. Donc, dans l'absolu c'est positif, mais pas pour moi. Je voulais faire un musée, un lieu culturel qui montre la vulgarisation scientifique par les forains, mais qui ait aussi une application dans le futur, parce que je trouve qu'il n'y a pas d'utilité à ne regarder que le passé, si on ne s'en sert pas pour le futur.

Au lieu de travailler sur le musée, je monte un lieu de reception privilégié, événementiel, pour y recevoir les V.I.P. que je suis très content d'accueillir parce qu'ils me font vivre, pour ce qui relève des questions d'argent.

Tous les artistes, les intellectuels, et les conservateurs qui sont passés par ici m'ont dit du lieu : "c'est fantastique ce que vous avez fait, c'est intéressant et il faut continuer".

C'est sûr "qu'il faut continuer", mais ils ne le font pas à ma place. Dans ces conditions, je pense qu'il y avait des risques ; j'aurais pu me tromper, et j'ai réussi.

Mais il n'en reste pas moins qu'un coup réussi dans notre société, semble-t-il, n'a pas le droit de survivre. Il semble qu'il n'y ait que les coups tordus qui marchent.

Ce qu'il faut savoir, c'est que les gens qui travaillent sur la fête ne font absolument pas la fête, parce qu'ils n'en ont pas le temps (rire).

Il y a une théorie dans le spectacle qui est qu'on ne doit pas y voir la sueur. Quand on voit le spectacle, tout à l'air d'aller bien.

Mais derrière, celui qui l'organise rame un maximum. Donc, ce n'est pas forcément une bonne nouvelle pour moi, sauf si j'étais invité aux fêtes des autres.

Qu'est-ce qui peut être vecteur d'espérance, justement à présent, alors que la crise est la plus forte.

Après la mort, la renaissance ! Je crois que nous sommes en train de mourir. Il faut donc que l'on se tourne maintenant vers le côté de la renaissance et on ne peut qu'y trouver des choses plus belles que dans le passé.

Les périodes tourmentées accouchent d'une nouvelle période. Le problème que nous avons actuellement, c'est cette adaptation et cette recherche d'une nouvelle période.

Nous avons donc un passage peut-être difficile, mais il y a une belle aventure qui s'offre à tout le monde. Les gens sont obligés de bouger, de sortir de leur léthargie.

Ce n'est peut-être pas encore suffisant, peut-être faudra-t-il que nous ayons encore quelques problèmes de plus pour que les gens cassent le carcan d'assistanat, de déresponsabilisation, de manque de créativité dans lequel ils se sont englués, parce que la solution va venir de là.

Quand on touche le fond, et nous n'en sommes pas loin, on remonte et mon espoir c'est ce renouveau. Je pense que c'est un espoir qu'ont eu la plupart de ceux qui ont vécu Mai 68. Il y a eu un grand bordel et nous nous sommes dit : "Il va y avoir quelque chose".

Mais ce qu'on pouvait attendre après Mai 68 n'était pas bâti sur un tourment suffisant. Il fallait que les choses soient encore plus profondes. C'était une période économiquement positive, résultat les gens ne se sont pas remis en question.

Je trouve qu'une partie de la crise est positive dans la mesure où c'est un redressement de certaines choses, qui consiste en "cassages de gueule" de toutes les valeurs qui ont été surinflationnées à travers la publicité, entre autres. La publicité a poussé à la consommation dans un certain sens, les gens se sont tournés vers des produits de manière purement fictive et non pas par besoin.

Prenons comme exemple l'art. L'art est monté à des prix, à cause de la spéculation, qui ont dépassé la raison et la logique des prix. C'est normal que ça se soit cassé la gueule. C'est très sain, maintenant on regarde les choses avec un oeil plus vrai.

Tu parlais des gens de la marge et du système D. Est-ce que tu te considères comme quelqu'un de la marge ? Si oui, penses-tu que les marginaux puissent apporter des solutions parce qu'ils ont su s'adapter ?

J'ai rencontré des gens importants, aussi bien sur le plan politique, administratif, qu'économique. Tous considèrent aujourd'hui que le système est fini, caduc, et ils ne font que le maintenir en survie, uniquement de façon à toucher leur salaire à la fin du mois, ils ne visionnent pas le futur.

Revenons à ma question (rire). Est-ce que oui ou non, tu te considères comme quelqu'un en marge ?

Complètement, complètement ! Je pense que mes actions et mon travail, dans tous les domaines que j'ai abordés, ont toujours été marginaux et encore plus ce que je fais maintenant.

Alors, nous ne nous sommes pas trompés ! Que peux-tu partager et dire de ton expérience à ceux qui sont ou étaient dans le système et qui ne savent pas comment s'en sortir ?

J'ai rencontré des responsables de haut niveau en leur proposant des solutions, mais ils m'ont aussitôt répondu : "Ce n'est pas mûr. Un gros travail d'information manque.

Les mentalités doivent changer, et tant qu'elles ne l'auront pas été, nous n'arriverons pas à faire passer ces messages, par exemple d'économie de fonctionnement."

Moi, mon musée je l'ai complètement monté à partir de récupérations. La moquette je suis allé la chercher après une exposition, porte de Versailles. L'éclairage fonctionne avec les néons qui étaient sur place, ça coûte moins cher que d'acheter des projecteurs, ça consomme moins, etc.

Je travaille de cette manière. Le double de ce que j'ai investi, pour le musée, aurait été nécessaire en passant par l'institution.

Conséquence, cela ne pourrait pas se faire, parce que ceux qui passent par la voie institutionnelle ne sont pas encore habitués à fonctionner comme je le fais. D'abord, parce qu'ils ne sont pas responsables.

Moi je ne suis responsable que vis-à-vis de moi- même. C'est le problème d'être directement concerné dans son propre portefeuille. À partir de là, on change de technique.

Peut-être dans sa conscience d'abord ?

Sincèrement, je crois vraiment qu'il faut que ça passe par le portefeuille. Le jour où ils sauront que c'est eux qui seront touchés, ils se poseront vraiment des questions.

C'est pour ça que je te dis qu'il faut que ça se casse la gueule, il faut qu'on se pose le problème : "et si on fonctionnait autrement ?" Effectivement, je suis de la marge, et il y a autre chose qui m'apparaît : les gens de la marge voient des choses que les gens qui sont dedans ne voient plus. Actuellement, on parle d'évidences dans beaucoup de domaines, et on les répète pendant dix ans.

Tu parles d'institutions, mais comment chaque citoyen peut-il interagir ?

Je dis que l'institution telle qu'elle est ne peut plus fonctionner, tous les rouages sont coincés.

Il faut que des gens venus de systèmes parallèles se mettent en place. Mais quand je dis la marge, la marge est grande.

Mais il y a pas mal d'associations de gens qui localement font des choses aussi, sans qu'ils soient dans le système...

Oui !... Le système associatif, à mon avis, va énormément fonctionner dans le futur.

Mais même ce système-là a un problème énorme en ce moment, c'est qu'ils ont tous des initiatives, chacun dans son coin, et que si on fédérait un minimum...

Nous sommes en train de fédérer...

...Et s'il y avait un minimum de communication dans les systèmes associatifs et pas seulement humanitaires... Un système remplacera toujours un autre système, le seul problème c'est qu'il faut espérer qu'il sera meilleur que le précédent pendant au moins un temps.

Nous sommes trop d'individus sur Terre, et ça ne peut fonctionner qu'avec une forme de structure. Quoi qu'il arrive, il ne pourra pas y avoir que des individus.

Je crois que c'est Durkheim qui dit qu'il y a une grande différence entre chaque conscience prise individuellement et l'addition des consciences. Nous sommes à l'addition des consciences.

Tous les individus effectivement peuvent faire des choses très belles dans leur coin, mais à partir du moment où tu en additionnes, ce n'est plus à la même entité que tu as affaire...

L'évolution des consciences est un processus à long terme...

Oui, je suis d'accord, mais elles évolueront toujours avec un temps de retard sur le présent.

Que pourrais-tu dire à quelqu'un qui a vingt ans aujourd'hui et qui ne veut pas rentrer dans le système, par rapport à ton expérience de marginal justement ?

J'ai fait des études pour être notaire. Le notaire c'est l'image d'une personne intégrée. Peu de temps avant d'être notaire, j'ai arrêté pour fonctionner sur un autre système, celui de la brocante.

Ça m'a forcé à me débrouiller, à agir par moi-même. Je crois qu'aujourd'hui il faut surtout avoir une culture générale et se lancer dans l'action. Tu me poses une question difficile, parce que j'imagine que le gars de vingt ans qui veut se lancer dans l'action va se dire "qu'est-ce que je vais faire?"; et je peux très difficilement me mettre à sa place, parce que lorsque j'avais vingt ans, j'avais dix fois plus à faire que ce que j'étais capable de faire tout seul puisque je générais le travail.

C'était à l'époque fantastique post-68 des hippies et des mecs qui voyageaient et avaient des idées en se frottant aux autres.

Ils faisaient leur humanité !

Ils faisaient leur humanité. Aujourd'hui, on crée des mécaniques stéréotypées de gens qui ont des diplômes et qui ne savent plus quoi en faire.

C'est bien qu'ils aient des diplômes, c'est bien qu'ils aient une culture générale, et c'est très important. Je trouve qu'on manque maintenant de culture, et le problème c'est d'être un spécialiste; on en a trop, ils sont coincés.

Lorsqu'ils sont obligés de bosser à côté c'est fini, ils sont paumés parce qu'ils ne savent pas ce qui s'y passe.

Dans tous les domaines c'est pareil. On ne peut plus être spécialiste pour comprendre le monde aujourd'hui...

Donc, c'est d'ouvrir les yeux, mais beaucoup plus largement que nous ne le faisons maintenant. Ce que je souhaite c'est que les gens se remettent à voyager et pas forcément en Inde, mais en Auvergne - je suis sûr qu'il y a autant d'aventures à trouver là-bas.

Les aventures, ça forge quelqu'un. Cette question que tu m'as posée, les parents me la posent souvent. Je réponds : action. Il faut passer à l'action, faire des stages, même pas payés.

Les deux ou trois mômes qui sont passés ici - ils étaient payés parce que je refuse de faire travailler quelqu'un sans le payer - étaient agacés, parce qu'ils se faisaient redresser quand on leur disait d'aller un peu plus vite.

En partant, certains ont compris, disant qu'ils avaient fait une expérience, et d'autres pas, croyant qu'ils étaient tombés chez un esclavagiste. Mais ceux-là, ils continueront à s'ennuyer...

Si je dois parler d'une chose qui compte beaucoup pour moi, c'est du Tribulum bistrot. C'était un bistrot dans les Halles où l'on changeait d'exposition tous les six mois.

Deux personnes travaillaient sur la thématique à travers des artistes, des automates, des décors, etc. C'était un endroit où l'on se préoccupait de la façon dont les gens pouvaient se joindre.

Il y avait les cartes de diseuses de bonne aventure, ce qui permettait à un homme de dire à sa voisine : "je vais vous lire les lignes de la main." On les faisait rêver avec des cocktails astrologiques, et il y avait un singe au plafond, tenant dans sa bouche une boule. C'était considéré comme un lieu surréaliste, et c'était ce que je voulais faire, et quelque part j'ai réussi pendant quelque temps.

Je ne travaillais qu'à l'animation du lieu. Résultat, je ne m'occupais pas de la caisse - et dans un bistrot c'est ce qui compte. Mes serveurs m'ont volé un maximum.

C'était un des plus grands bistrots parisiens, et je l'ignorais parce que je n'ai pas vu l'argent. Finalement, je l'ai liquidé à cause de difficultés techniques.

Par contre, je vois, dix années plus tard que le Tribulum est resté mythique, et je rencontre des gens, des artistes, qui me disent que c'était le lieu où ils étaient en permanence.

À l'origine, j'avais trois ou quatre sociétés et je faisais des interventions dans des domaines complètement différents. Et un jour, j'ai décidé de me concentrer, parce qu'on n'arrivait jamais à savoir sur quel terrain je me situais.

Donc, je me suis dis cette fois-ci, je prends une seule cible. Je pensais me concentrer en prenant l'art forain. Je voulais faire le plus simple, et je fais le plus compliqué possible.

Je profite de notre entretien pour me demander si je ne fais pas encore la même chose. C'est-à-dire, j'étais simplement brocanteur et j'avais des manèges à vendre.

Une fois dans ce sujet, j'y ai découvert tellement de transversalité, que lorsqu'on me parle cinéma, je dis : "La fête foraine est le lieu de naissance du cinéma" ; sport, je réponds : "la fête foraine, c'est toutes les formes de sport" ; cochon, je vais dire "Oui, le cochon a été un des sujets les plus illustrés de la fête foraine, après le cheval", etc.

Donc d'un seul coup, cette spécialisation est devenue holistique, et je me retrouve en ce moment à collaborer avec des gens sur la 3-D, le multimédia... Et j'ai voulu monter un musée, un lieu culturel et un institut pour étudier les problèmes de la fête, afin de réintégrer un peu plus d'efficacité dans ce qui se passe aujourd'hui dans le domaine des loisirs.

Quelque part, il y a une certaine reconnaissance de ma démarche, parce que les parcs d'attraction viennent me consulter.

Quelles sont tes propositions et les bonnes nouvelles pour toi, par ces temps difficiles ?

Je pense que nous sommes entourés de cinquante pour cent de faux problèmes, et que si nous parvenions à nous en dégager, on vivrait mieux.

Qu'est-ce que tu appelles des faux problèmes ?

En fait, il n'y a pas de problèmes mais des choses à faire, des actions à entreprendre pour rectifier et continuer. Le mot "problème" serait pratiquement à bannir ou à proscrire.

Alors, trouvons autre chose. Il y a des choses à faire, des solutions à trouver. Et cela fait partie du système D. Le système D consiste à déplacer un problème et à le résoudre sous un autre plan.

Il est très difficile de trouver des exemples pratiques de tête, sauf, que j'ai l'impression de faire ça toute la journée. C'est-à-dire, ne pas être sur le terrain où l'on t'a appris à être.

La solution vient, pour moi, de la marge, parce que le système est vérolé et coincé, de ceux qui sortent la tête du système de pensée qui correspondait à ce problème ; il faut le sortir de son domaine pour l'aborder de l'autre côté.

L'important est de se mettre en mouvement pour trouver des solutions. Je l'ai fait dix mille fois dans ma vie, et je le fais sur des choses à résoudre de plus en plus importantes.

Donc, c'est très positif parce que c'est quelque chose dont je suis capable. J'estime que je suis la preuve vivante que l'on peut se bagarrer dans les situations les plus compliquées, les pires situations financières, administratives et culturelles, pour s'en sortir et faire avancer un gros projet.

Non seulement je l'ai fait fonctionner, mais je pense avoir réussi quelque chose. Donc, ça aussi c'est une bonne nouvelle. Ça montre que face à cette adversité de l'immobilisme, des problèmes - enfin ceux des autres - j'ai quand même réussi à avancer.

L'autre partie de la chose, c'est que là, si je me mets en jugement moi-même, je crois que globalement, toute mon action pour moi, pour ma vie à moi, est un faux problème.

Les faux problèmes ce sont aussi les raisons ou les justifications qu'on se donne pour faire les choses. Alors que si nous vivions dans une autre situation ou un autre état de pensée, on ne s'embarasserait même pas avec ça.

On va faire un rapport entre deux extrêmes. J'ai des copains qui peuvent être en faillite, avoir tous les ennuis possibles, et qui font la fête de la même manière, en étant heureux. Moi, dans la même situation, je me prendrais la tête.

Quelque part, à la fin de leur vie, ils auront mieux vécu que moi, parce qu'ils auront connu les mêmes ennuis que moi, ils les auront certainement solutionnés de la même manière que moi, mais sans se prendre la tête.

Les faux problèmes peuvent aller jusqu'à se dire qu'on aimerait bien être un baba indien à poil, qui n'a besoin de rien et qui a même réussi à se libérer des liens familiaux. C'est un peu extrême, pour moi qui suis un Occidental attaché à des choses en tant que collectionneur.

Je dirais que c'est sortir d'un système binaire de pensée où il n'y a d'alternative qu'entre ceci ou cela, pour entrer dans une vision plus ouverte et multidimensionnelle, en disant par exemple : "la solution doit être quelque part, à partir du moment où j'élargis mon champ de vision et que j'accepte de regarder dans toutes les directions". En d'autres termes, il nous faut décrucifier notre douloureux schéma mental (rires).

La bonne nouvelle pour moi, c'est aussi le fait que les gens se remettent en question, et qu'on puisse espérer que le futur ne soit pas comme le passé. Je pense qu'à partir du moment où on se remet en question, va se construire quelque chose de plus adapté.

On avait besoin de prendre une grande claque dans la gueule, on vivait, et on vit encore bien sûr, à crédit, sur des choses complètement fictives et factices. Donc, c'est bien de se tourner vers des valeurs plus vraies. Je trouve ça plutôt positif.

Donc la crise c'est une bonne nouvelle ?

Non ! La réaction provoquée par la crise est quelque chose que je considère comme positif, et la crise va permettre d'être très bientôt confronté à la bonne nouvelle.

C'est quand même la crise qui a provoqué ça...

Absolument, sinon on aurait continué comme par le passé.

Et la fête ?

Oui ! Ce qu'on peut trouver comme bonne nouvelle future, c'est qu'une des conséquences, en temps de crise, est que les gens ont besoin de décompresser.

Quand on a besoin de décompresser, on se tourne, entre autres, vers des valeurs plus vraies. Ce n'est pas le même style de fête qui va avoir lieu, peut-être, plus populaire et conviviale.

Les gens se rendent compte un peu plus qu'ils sont capables de bâtir aujourd'hui. La télévision va peut-être entrer dans le coup parce qu'il y aura un moment où les gens en auront marre d'être seuls devant leur poste, et ils auront besoin de voir les autres.

Et voir les autres, c'est à travers les fêtes populaires en général. Pour moi, le nouveau phénomène n'est pas forcément la fête foraine, mais les festivals, nouveau fonctionnement de la fête.

Les gens s'étourdissent, ceci est la conséquence de la crise, c'est ainsi dans chaque époque de crise, c'est ce qu'on a appelé les années folles. Il faut reconnaître que ce n'est pas très positif de s'étourdir, mais en tous cas à ce moment-là, les gens s'expriment.

Voilà le rapport entre la crise et la fête. C'est que la crise provoque la fête, et une fête beaucoup plus nature, vraie, et réelle, moins show business que celles que l'on avait montées.

On peut espérer maintenant qu'il y ait des fêtes de rencontres, un peu plus conviviales et familiales.

Ces fêtes ce n'est peut-être pas seulement pour s'étourdir, il y a comme une symbolique...

Effectivement, nous allons nous retourner vers la fête des fous. Les gens vont avoir besoin de se défouler, pour cela il faudra inverser les valeurs. Je parlais tout à l'heure de participation, je constate des choses ici.

J'ai deux catégories de manèges : ceux où il faut se laisser faire, un moteur les entraînent, et les gens sont très contents d'être dessus ; ceux où il faut pédaler et se balancer et ils préfèrent dix fois ceux sur lesquels il faut faire des choses. Et c'est ce qui manque aujourd'hui.

J'ai lu dans des bouquins professionnels, qu'aux États-Unis, ils restructurent les parcs d'attractions où tout était électronique, en réintégrant la mécanique, des systèmes plus fiables, simples, et plus proches des gens.

Tu veux dire qu'on tente de retrouver plus d'interactivité, un contact physique, et pas au travers du petit écran.

C'est action-réaction, entre autres. Baudrillard a écrit un article là-dessus il y a deux ans, plus il y aura d'ordinateurs, plus les gens auront besoin de se retrouver entre eux.

Parce qu'avec l'écran, on ne participe plus, nous sommes dans l'irréel et le fictif en permanence. L'homme n'a pas été créé pour ça. On ne peut pas dire que l'informatique soit la crise, mais c'est un de nos vécus actuels.

Ce qui m'intéresse, c'est le virtuel. Pour moi, c'est un phénomène contemporain de mode et de technologie. Parallèlement, il faudra compenser avec du réel, les gens ne pourront pas vivre que dans le virtuel.

Tu vois les choses ainsi ?

Oui. Une des raisons pour lesquelles on vire l'électronique des parcs d'attractions, c'est que les gens l'ont chez eux. Ils veulent aller dans les parcs pour se changer la tête, pas pour retrouver ce qu'ils ont à la maison.

Lorsque le virtuel s'intègrera chez nous, on ne le voudra plus dans les lieux de spectacles, etc. Parce que c'est un produit et que ça s'use. Les fêtes du passé se faisaient à une époque où il n'y avait pas une telle accélération de l'Histoire.

Les caractères étaient clairs. Par exemple, la dépense. La dépense correspond à un rituel de sacrifice. Ces dernières années, il y a atrophie et hypertrophie de ces caractéristiques.

Hypertrophie de la dépense, et cela a provoqué la frustration. Lorsqu'on dépense trop, on prend moins de plaisir, parce qu'on pense à ce qu'on a dépensé. Atrophie de la participation, par exemple au carnaval de Nice, on te met derrière des barrières.

Donc, ces modifications qui ont été apportées aux nouvelles fêtes, style un match de tennis, font qu'il n'y a plus du tout de participation. Parce que l'accélération de l'Histoire n'a pas permis de doser toutes ces caractéristiques pour que la fête vive.

Cela a créé des scories qui vont être abondonnées petit à petit, parce qu'il va y avoir une demande et un besoin des gens. Les choses sont allées trop vite. Actuellement, les nouvelles choses qui se créent, ne mûrissent pas assez longtemps.

Résultat, on mange des fruits un peu verts et on finit par en avoir marre. Un travail de fond va se faire pour des choses plus solides. Nous avons besoin d'interventions de ceux qui, comme Baudrillard, pensent, parlent, et qu'on écoute.

Ils créent de nouvelles prises de conscience. Actuellement, tout ce qui est montré par la mode, me fait ressentir que ce sont des choses destinées à s'user très vite.

Je ne dis pas que le virtuel soit négatif, il fait partie de notre époque et de notre mode de vie. Je n'ai pris l'image virtuelle que comme un exemple symbolique. La télévision est aussi du virtuel et déjà nous envahit.

Ce n'est pas l'image virtuelle qui sera mise en cause, c'est globalement la virtualité. Ces produits qu'on nous donne et qui ne correspondent pas à nos besoins, inflationnés par la publicité, rapidement usés et remplacés par d'autres, c'est commandé par la société de consommation.

L'image virtuelle dans les parcs d'attractions ne durera que quelques années, après on trouvera autre chose.

Si tu avais carte blanche pour imaginer une fête, qu'aurais-tu envie de proposer ?

La fête de l'an 2000. Une fête qui fasse que l'on découvre que ce que nous avons en commun dans le monde entier, ce n'est pas seulement la guerre, mais que cela peut être la fête et le dialogue.

Donc, faire une manifestation énorme pour l'an 2000, basée sur le dialogue et la communication, en se servant des techniques contemporaines, malheureusement, mais peut-être aussi des tam-tams.*

sommaire

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Science, poésie, création


Jean-Pierre Luminet

Directeur de recherches au CNRS, astrophysicien à l'observatoire de Meudon, spécialiste de la relativité générale, des trous noirs et de la cosmologie.

En collaboration avec le compositeur Gérard Grisey, il a conçu un spectacle musical et astronomique intitulé "Le Noir de l'étoile", pour six percussionnistes et pulsars.

Il a publié des recueils de poésie, et exposé dessins et lithographies.


En tant qu'astrophysicien professionnel ayant publié également des recueils de poésie, on me pose souvent la question suivante : est-ce l'astrophysique, à travers ses interrogations fondamentales aujourd'hui non résolues (l'origine de l'univers, son destin futur, la nature de l'espace et du temps...) qui conduit à l'expression poétique, ou, au contraire, est-ce un penchant inné pour une "poétique" du monde qui peut susciter une activité de scientifique professionnel ?

Je suis toujours embarrassé par cette question. Je suis, certes, astrophysicien professionnel depuis maintenant quinze ans, et j'ai écrit des textes de "vulgarisation scientifique" portant sur des sujets propres à fasciner un public assez large: trous noirs, espace-temps courbe, big bang.

Toutefois, mon activité purement "littéraire" (à savoir poésie, essais non scientifiques, romans) remonte à un temps plus lointain - même si mes dernières publications "connues" dans le domaine de la poésie datent des cinq dernières années.

Il serait donc inexact de prétendre que mon écriture poétique ait pu être alimentée par mes réflexions scientifiques. À l'inverse, je ne pense pas qu'une perception poétique du monde favorise nécessairement une réflexion scientifique.

En fait, je ne crois pas que l'on ait au départ une "âme de poète/artiste" ou une "âme de scientifique". On a simplement en soi une dévorante curiosité pour le monde. Cette curiosité nous pousse à l'explorer à travers différents langages, différents moyens d'expression.

Le langage scientifique rationnel, logique et falsifiable, sert à la description du monde physique et matériel. D'autres langages plus subjectifs (et, à la limite, non falsifiables car relevant de l'expérience intérieure), servent à l'exploration d'un "autre" monde, non matériel : l'art, la philosophie, la spiritualité par exemple. Ces langages non rationnels sont tout aussi riches en "découvertes".

Mais, alors, me rétorque-t-on, comment concilier science et poésie, la science exigeant rigueur et mathématique, la poésie réclamant une liberté d'expression, une imagination pouvant totalement échapper à la logique ?

Pour ma part, je ne vois pas d'opposition de principe entre science et poésie, et plus généralement entre science et art. Depuis de nombreux siècles, les hommes s'interrogent à juste titre sur les cousinages de l'art et de la science.

La création artistique, comme la découverte scientifique, implique l'osmose entre un attrait "inné" et un métier acquis dans la patience d'impitoyables ascèces. L'art se nourrit de rêve et de réalité, de réflexion et d'intuition, d'imagination et de transcendance.

Il recherche et découvre. Il s'appuie sur des lois préalables (variations au cours du temps : alexandrins, strophe rimée pour la poésie ; harmonie tonale ou dodécaphonique pour la musique; règles de la perspective, composition des couleurs pour la peinture, etc.) qu'il s'évertue à remettre perpétuellement en cause.

Critiquant leurs absolus, nuançant leurs rigueurs, l'artiste ne craint pas, si besoin est, d'en transgresser les principes. Bannissant l'imitation, il se condamne à la progression. Mais franchement, le scientifique authentique procède-t-il autrement ?

Sous toutes leurs formes, à travers leurs évolutions, l'Art et la Science demeurent soumis à une implacable logique imposant la prise de conscience des tensions qui se manifestent entre les ensembles et le détail.

Le rêve, la volonté de pénétrer plus avant dans les difficultés de l'inconnu constituent la peine et la monnaie communes de l'artiste et du savant.

Il est vrai qu'aujourd'hui, peu de scientifiques osent exprimer publiquement d'autres pratiques qu'ils peuvent avoir dans le domaine artistique. L'inhibition y est pour beaucoup : nombreux s'interdisent ce qu'ils croient être un douteux "mélange des genres", au sens péjoratif du terme.

Or, pour moi, toute découverte part d'une conjonction de hasard et d'intuition, suivie par un travail lucide et difficile de "mise en structure". J'aime la réflexion de Paul Valéry : "Le travail interne du poète consiste moins à chercher des mots pour ses idées qu'à chercher des idées pour ses mots et ses rythmes prédominants..." et je crois qu'elle peut s'appliquer à toute forme de créativité, artistique ou scientifique.

J'espère en tous cas que, dans l'esprit du public, cesse cette déplorable scission issue du XIXe siècle entre, d'une part, les disciplines scientifiques et techniques, qui seraient froides, dépourvues d'émotion et à la limite inhumaines, et d'autre part les disciplines littéraires et artistiques, qui seraient chaleureuses et chargées d'émotion.

Sans tomber dans le mélange des genres, je suis pour ma part convaincu qu'il n'y a pas de langage unique pour décrire le réel. Je suis attaché au renouveau d'un "humanisme du savoir".

L'humanisme, c'est ce courant de pensée qui s'est développé en Europe à partir de la Renaissance et qui a pour objet le développement et l'épanouissement des qualités de l'homme.

L'humanisme ne peut donc être réducteur, et c'est la raison pour laquelle, dans une vision humaniste de la connaissance, la science, certes, mais aussi l'art et la philosophie, sont autant de langages complémentaires, permettant d'aborder chacun à sa façon les multiples facettes du monde.

Il ne faut jamais oublier que l'ensemble de la science est lié à la culture humaine en général. Les découvertes scientifiques, même celles qui paraissent les plus avancées et difficiles à comprendre, sont dénuées de signification en dehors de leur contexte culturel.

Les concepts et les mots pertinents et importants de la science théorique sont tôt ou tard destinés à être exprimés en concepts et en mots qui ont un sens pour le public instruit, et à s'inscrire dans une image générale du monde.

Il est fascinant de constater que le flux inverse, à savoir un transfert de concepts purement artistiques vers la science, est également possible.

De nombreux artistes semblent avoir eu des intuitions fulgurantes de découvertes scientifiques postérieures. Pendant longtemps, cette idée m'a agacé, mais, en y regardant de plus près, j'en reconnais aujourd'hui la valeur.

Je suis en train de préparer une anthologie de la poésie rassemblant des textes d'une étonnante prémonition scientifique. Le poète et mystique soufi Rûmi écrivait par exemple au XIIIe siècle que si l'on coupait un atome, on y trouverait un système solaire miniature : " Il est un soleil caché dans un atome : soudain, cet atome ouvre la bouche.

Les cieux et la terre s'effritent en poussière devant ce soleil lorsqu'il surgit de l'embuscade". Il précisait que chaque atome recelait une force capable de réduire le monde en cendres. Parler de fission nucléaire au temps de Saint Louis, c'est proprement stupéfiant !

Peut-être même y a-t-il des aires de rencontre encore plus profondes. Quand la science moderne forge des concepts comme celui de "trou noir" et explicite qu'il est "gardien de la lumière", elle se dote déjà d'un procédé poétique.

À travers le langage, le fait objectif qu'elle véhicule met en branle la danse des imaginaires individuels et subjectifs. Il n'est pas nouveau pour la science de se nourrir d'imaginaire.

Quand Démocrite parlait des atomes au Ve siècle avant J.-C., il se situait déjà au niveau de l'imaginaire, et ce mélange de rationalité et d'imaginaire a duré jusqu'au dix-huitième siècle.

Ensuite, la science est passée par une phase nécessaire de réductionnisme, où l'imaginaire a, en quelque sorte, été évacué. Au regard de toute l'histoire des sciences, qui remonte à deux mille ans, cette période dite "positiviste" évacuant l'imaginaire et instaurant une certaine froideur, n'a que très peu duré. Mais comme nous en sortons à peine, elle est encore présente dans nos esprits et nos pratiques.

Aujourd'hui encore le savoir en tant que tel et son enseignement sont trop souvent pratiqués de façon froide, dépourvue d'émotion. Or, pourquoi vouloir séparer le savoir et l'émotion ? L'émerveillement au monde en est la racine commune ! Une intégration harmonieuse est possible.

J'ai par exemple participé à la conception d'un spectacle musical et astronomique, mêlant des rythmes délivrés par des étoiles à des percussions jouées par des hommes. Cette oeuvre mixte traite du thème universel "ombre et lumière", puisqu'il s'intitule "Le Noir de l'étoile".

Je veux ajouter que l'émotion est souvent donnée par la surprise. Pensons à la surprise amoureuse ! Or, tant dans la recherche artistique que scientifique, la surprise est motrice.

Celui qui n'est jamais surpris est atrophié et stérile, quel que soit son domaine d'activité. Pour moi, le créateur idéal est l'enfant. L'enfant est par nature un artiste et un scientifique primitif, soumis à une dévorante curiosité pour le monde.

Il vit passionnément, pose toutes sortes de questions, il crie, il chante, il peint, il sculpte, il construit. Souvent, à l'âge adulte, presque tout est balayé.

L'esprit se ferme à l'interrogation, excepté à une gamme d'expériences extrêmement réduite. Cela, l'artiste et le scientifique doivent le refuser de tout leur être.



Poêmes

Le fascinateur vaincu n'est ailé que de ses oiseaux de mort

Nous nous étions plu au jour

par le caractère exorbitant de toute blancheur

D'un coup le rideau était tombé sur un gouffre

rouge et noir parmi des fins de représailles

Groupées au-dessus de nos têtes

nombreuses et bien circonscrites

toutes sortes de déchirements

au sein des puissances éparses

Trouble qui me vient au fond

pleinement goûté

Il me semblait même le malheur si grand

si accaparant

lueur appelée dans l'esprit des hommes...

Une main de femme j'avais rencontré le désespoir

Et de quels confins chaque fois je me remémore ces portes

ouvertes sur le besoin étouffant

Le soleil cette instance est toujours

une adhérence physique et mentale à toute eau même

dans tes yeux aussi

de tout éclat la brume de nos regards

a séché sur les hautes falaises

Étrange malédiction me contournant

que j'emporterai très loin

tout-à-l'heure

structure momentanée

En elle réside l'exiguïté ailée

Il me semble aussi que l'univers n'ait de sens appréciable

que de se retourner avec fracas

Extrait de "Griphes", 1989.



Nuit allégorique mue par trois hélices de verre

Voici ce que disent les rivières rieuses :

Le monde n'est pas créé une fois pour toutes

La vie aveuglément recouvre l'intelligence

L'intolérable perte de contact

Et le jour se règle sur le prisme des larmes

Celles qui éclatent sont les plus irisées

Tes yeux de fin d'orage c'est ce croissant pâle

Comme la cristallisation du vent

Vertigineusement penché

Ton regard se veloute d'une incandescence propre

Ton aile triple est frottée du miel floral

Il y a les crochets des scorpions

Le fondeur des étangs aux dépouilles chéries

Les colonnes liquides porteuses de haches

Poisson lumineux

Une lune à la jonction de tes cuisses

Est le siège de la toute-beauté.

Extrait de "Noir Soleil", 1992.


Kircheriana

Je ne vois que courants d'éther

mers en ébullition

pétillantes sur la face placide des lunes

poix visqueuses d'or fondu dans les cratères

flux et reflux de cet or liquide

Rêveur de grottes

je suis le voyageur d'une barque incombustible

les globes ont un squelette perforé d'alvéoles

canaux à circulation active

destinés à produire les vertus cachées

Monde inconstant

aux éruptions et vapeurs passagères

dont les altérations ne font plus scandale,

j'admire tes variations perpétuelles

Les macules sur ta face radieuse et frénétique.

Inédit, 1993.

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Le sentiment cosmique


Jean-Pierre Luminet

L'un des thèmes les plus puissants de la poésie est celui qui traite de la relation entre l'homme et le cosmos. " On se penche jusqu'à tomber sur l'astro- et la microphysique, mais qui aidera l'homme à vivre debout, à garder sa station verticale entre ces deux extrêmes ? ". Cette formule de Daniel Pons1 résume au mieux l'interrogation -- millénaire car fondamentale -- sur la place de l'homme dans l'univers.

Le cosmos peut être considéré comme le type même de toute construction mentale. À ce titre, il est la pierre de touche de l'imagination créatrice. En présence de ce qu'il y a de plus vaste et de plus subtil, de plus étranger et de plus intime à la fois -- l'Univers -- les imaginations se séparent et se groupent spontanément en deux familles, deux tempéraments pratiquement irréconciables. Ce sont les deux " sentiments du monde " -- Parménide contre Héraclite -- qui coexistent au cours de l'histoire, quels que soient les développements de la science astronomique -- même si ces derniers semblent à première vue favoriser, à telle ou telle époque, telle ou telle vue du monde.

Chez les uns -- les descendants de Parménide -- règne l'Harmonie du Monde, et l'homme trouve naturellement sa place dans cette belle construction. Cette place a, certes, varié au cours des âges. Initialement centrale à tous égards (l'homme au sommet de la création divine sur une Terre au centre du monde), elle s'est décalée sous la poussée des découvertes scientifiques. Avec Copernic, Newton et leurs successeurs, la Terre est devenue une simple planète tournant autour d'une étoile banale, elle-même gravitant dans une galaxie banale parmi des milliards d'autres galaxies. Avec Darwin et les théories de l'évolution, l'espèce humaine n'apparaît plus comme le sommet de la création, mais comme l'extrêmité provisoire d'un rameau chanceux sur l'arbre de la vie. Mais quels que soient les bouleversements de l'image du monde, pour ces esprits-là l'idée d'Harmonie entre l'homme et l'Univers ne peut finir. Ils livrent une lutte infatigable pour retrouver cet ordre exigé par les lois qui régissent leur propre fonctionnement mental, à eux, fils du Cosmos, et qui ne peuvent s'y croire étrangers.

Chez les autres s'impose un Univers aveugle et absurde, où, si un ordre relatif s'établit parfois et de façon purement mécanique, le désordre reste la loi. Cette vue, qui se rattache au tempérament "héraclitéen", a pour fondement l'atomisme antique. Dans ce schéma, l'Harmonie du Monde est pure construction de l'esprit. " L'entendement humain incline naturellement à supposer l'existence de plus d'ordre et de régularité dans le monde qu'il n'en trouve. Et quoiqu'il y ait dans la nature beaucoup de choses singulières et sans symétrie, il leur trouve des parallèles et des relations qui n'existent pas. De là la fiction que tous les corps célestes se meuvent en cercles parfaits", écrit Francis Bacon, l'un des premiers représentants de la science du XVIIe siècle. Dans un univers absurde, l'homme vit mal; évacué de la scène cosmique, il n'a nulle place, sinon, au mieux, celle d'une brève floraison sans lendemain, au pire celle d'une vermine. Les poètes de cette famille, attirés ni par la perfection des sphères célestes ni par les vertiges de l'infini, sont les chantres de la misérable condition humaine, broyée par une immensité cosmique indifférente.

Une position aussi pessimiste est toutefois restée marginale dans l'antiquité grecque et dans le Moyen Âge chrétien -- reflet de la position marginale de l'atomisme face à l'idéologie aristotélicienne dominante. C'est dans d'autres cultures qu'il faut chercher, à ces époques, des poètes de première grandeur nous prévenant que l'homme n'est que poussière. C'est le cas des humanistes persans Omar Khayyam (XIe siècle) et Djala-l al-Din Ru-mi- (XIIIe siècle). Dans leurs Quatrains Ruba-`iyya-t2 ils ont raillé la prétention des hommes à vouloir déchiffrer l'énigme du ciel. Chacune de leurs strophes sur la petitesse de la condition humaine est d'une immense envergure. L'homme n'est vraiment qu'un pion sans importance sur l'échiquier cosmique ; d'où venons-nous ? où allons-nous ? sont de vaines questions. Plaisirs terrestres pour l'un, méditation mystique pour l'autre, peuvent seuls nous faire oublier l'absence de réponse.

Revenons à la Renaissance en Occident, période de transition où coexistent traditions et gestations. Jacques Peletier du Mans a toute sa vie rêvé de réussir la synthèse poétique des sciences et des lettres ; pour lui, la poésie scientifique est un exercice d'hygiène, nécessaire à l'entretien de la pensée. L'amour des amours (1555) est le texte fondateur de la haute poésie scientifique du XVIe siècle. Il parachève par des chants célestes un ensemble de poèmes amoureux qu'il avait naguère dédiés à la gloire d'une créature terrestre. Influencé par Cicéron (Le songe de Scipion) et Dante, il imagine un voyage à travers le ciel sublunaire. Sa Dame, qui le guide, lui révèle les secrets de l'amour céleste. Peletier soutient que la contemplation savante du ciel est capable de procurer une extase religieuse, et par ce ravissement, l'âme atteint le dieu pur des mystiques intellectuels.

Tommaso Campanella développe une conception similaire. Ce dominicain, auteur du célèbre dialogue poétique la Cité du Soleil, dut subir à partir de 1599 un double procès, pour sédition politique et hérésie. Condamné à perpétuité, il fut libéré en 1629. Son oeuvre poétique, brève, fut composée au cours de ses vingt-sept années de captivité. Dans "Âme immortelle, il nous dit que le savoir est saveur ; il faut goûter aux choses, avoir un contact immédiat avec elles, pour accéder à la connaissance. Dans "Du monde et de ses parties, il ravive la métaphore traditionnelle du monde vu comme un "grand animal, en comparant l'homme avec les vers et les poux -- comparaison reprise peu après par Pascal qui, dans un texte célèbre, prend l'exemple du ciron pour traduire l'effroyable petitesse de l'homme au regard des "espaces infinis.

L'écrivain anglais Alexander Pope publie en 1734 "Essai sur l'Homme, poème philosophique dont la première partie s'intitule "l'homme par rapport à l'univers. Pope veut montrer comment le Bien domine le Mal et régente l'univers. Proclamant que la bonté et la dignité sont les qualités naturelles de l'homme, il ne partage nullement les vertiges angoissés de Pascal.

Entre angoisse et extase, "La plus haute pensée humaine est l'un des plus beaux textes de Jean-Paul Richter, extrait de son roman autobiographique Hespérus (1795). L'idylle amoureuse entre le héros et Clotilde se dénoue en une apothéose cosmique, en présence d'Emmanuel, un philosophe adonné aux disciplines orientales, qui les initie au sentiment cosmique. Ce n'est pas l'homme qui se plonge dans la nature pour s'y perdre, mais la nature qui lui fait escorte, soulignant les moindres mouvements de son âme. Jean-Paul y manifeste une sensibilité devant la nature, propre au romantisme naissant. Romantisme cosmique déjà affirmé, et totale identification avec la nature chez Walt Whitman (Cosmos, 1855). En digne habitant du Nouveau Monde, ce grand poète du sentiment cosmique s'approprie aisément les nouveaux horizons.

L'essence même du Romantisme, nul ne peut mieux en juger que Charles Baudelaire. Ce n'est point par hasard si celui-ci a magnifiquement traduit ce modèle de la rêverie scientifique qu'est l'Eureka d'Edgar Poe. "Malgré Newton et malgré Laplace, écrit-il dans "l'Art romantique, "la certitude astronomique n'est pas, aujourd'hui même, si grande que la rêverie ne puisse se loger dans les vastes lacunes non encore explorées par la science moderne. À l'heure où Fresnel et Arago développent la théorie ondulatoire de la lumière, l'Espace est confirmé dans son rôle d'Ether, et les mystiques de la Lumière y voient le royaume de l'absolue clarté, celui où l'esprit peut accéder au terme d'une lente montée. Chez Baudelaire (Élévation, 1857), c'est d'un mouvement sûr qu'à travers les abîmes ténébreux et les miasmes morbides de la condition humaine, l'esprit rejoint les espaces limpides pour y boire le feu clair.

Théodore de Banville (1823-1891) s'inscrit en faux contre un certain pessimisme romantique à la Leconte de Lisle. Poète positiviste, il n'éprouve guère d'angoisse devant l'écrasante machinerie cosmique. La Nature nous broie? Certes, mais elle régénère les atomes des morts pour d'autres floraisons. Ce qui donne un sens à l'univers, c'est la vie universelle qui palpite dans les myriades de soleils. Le mouvement expansif, l'identification au tout, se retrouvent dans un poème caractéristique de Jean Rameau (Rêverie, 1886). Saisi d'un sentiment de religiosité cosmique, il veut se persuader qu'il est impossible que tout cela ne serve à rien. Puisque la vie germe partout, la mort terrestre ne peut être définitive.

Parallèlement, la génération des poètes "pessimistes réagit différemment devant l'élargissement du panorama cosmique, en qui elle voit la confirmation que l'univers entier n'est que géhenne, où l'animal naît pour la souffrance et la mort. Monotonie dans le malheur, confusion, tumulte, affolement, voilà ce qu'est l'oeuvre du Créateur. Cette vue s'impose au jeune Laforgue. Il est de ceux qui, frappés par la position marginale du Soleil dans notre galaxie, sont malades à l'idée de n'être pas au centre. L'espace infini, la durée infinie l'obsèdent non pas pour la merveilleuse variété qui peut s'y déployer, mais pour toutes les catastrophes qui s'y sont produites et s'y produiront. On est perdu, on est seul, on va mourir... telle est la litanie qu'il développe dans Le Sanglot de la Terre, ses premiers poèmes rédigés entre 1878 et 1883. Spleen indéfinissable, sentiment exacerbé de la vanité de la vie, de l'amour, de la pensée sont les thèmes favoris d'une certaine poésie "décadente, en vogue en cette fin de siècle.

Au début du XXe siècle, Paul Claudel veut restaurer la dignité de l'homme, en rassemblant autour de lui le cosmos, dont il fait, à la lettre, une "Maison Fermée. Claudel part d'un mauvais procès qu'il intente à la notion d'Infini, dont le caractère vertigineux est, selon lui, délétère pour l'imagination, avilissante pour la dignité humaine et, pour tout dire, responsable de la perte du sens religieux. Cette négation de l'Infini, Claudel l'a trouvée chez Wallace: "La Place de l'Homme dans l'Univers (1903). Or, ce livre n'a aucune objectivité scientifique. L'auteur veut montrer que la place de l'homme est centrale, prépondérante, unique. Il reconstitue un univers circulaire, ordonné, séduisant pour un esprit en quête d'harmonie, rassurant pour qui cherche la stabilité. Wallace restaure le finalisme de la vieille astrologie : les plus faibles radiations des étoiles ont des effets chimiques, caloriques, elles sont toutes orientées vers cette vie terrestre dont l'homme est le sommet. Claudel reprend ces idées dans des écrits en prose à l'argumentation mathématique et philosophique pauvre. Par bonheur, il en sublime le matériau dans ses écrits poétiques. Dans une lettre à André Gide datée du 8 novembre 1908 il prévient : "Ce que peindront mes Odes, c'est la joie d'un homme que le silence éternel des espaces infinis n'effraie plus, mais qui s'y promène avec une confiance familière et, dans sa lettre sur Coventry Patmore: "Nous n'habitons pas un coin perdu d'un désert farouche et impraticable. Tout dans le monde nous est fraternel et familier. La Maison Fermée est sa cinquième Ode, composée à Tsien-Tsien en 1908. On y décèle aussi l'influence de Camille Flammarion. Dans Merveilles célestes (1864), ce dernier avait comparé les points de condensation du brouillard cosmique à "ces petits nids soyeux d'insectes au flanc des branches. Laforgue nous montrait les toiles d'azur "pleines de cotons à fétus d'étoiles (Complainte du Temps et de sa commère l'Espace, 1880). Claudel, lui, y voit "les petites araignées ou certaines larves d'insectes bien cachées dans leur bourse d'ouate et de satin. Claudel a vraisemblablement rencontré un astronome qui lui a montré une photographie de l'amas des Pléiades. Ce groupe d'étoiles visible à l'oeil nu, grossi au télescope et fixé par la photographie, montre en effet des "soleils encore embarrassées aux froids plis de la nébuleuse. Le poète semble y chercher un reste de cocon où blottir son âme frileuse, une protection contre le froid et l'abîme.

Jules Supervielle (1884-1960) répugne au style grandiloquent. Ce grand poète du sentiment cosmique pose un regard fragile sur un univers à la fois familier et fabuleux. Terre et ciel, vie et mort sont agréablement confus et mêlés dans son oeuvre. Le frisson du poète fleurit en images souriantes, telle notre groupe planétaire, qui lui apparaît comme un petit cercle intime, la table de famille entourée de figures connues (La Table, 1925). Dans Le Corps (Fable du monde, 1938), il reprend le concept vitaliste du Grand Animal -- Univers. Faisant sourdre le merveilleux du quotidien, il abolit les frontières entre les degrés de la création, et rapproche, de façon moins solennelle et sans doute plus convaincante que Claudel, l'homme et l'Univers.

Supervielle a aidé Patrice De la Tour du Pin à publier ses premiers poèmes, qui restent son chef-d'oeuvre : La Quête de Joie (1933). Élevé à la campagne, le poète-aristocrate est resté imprégné de ses lectures religieuses, et d'une relation familière avec la nature.

Tout autre fut le destin de Luc Dietrich (1912-1944). Placé à l'âge de neuf ans dans un asile de jeunes anormaux, il y reste deux ans, puis connaît une existence indécise avant de se faire entretenir par une reine du Milieu. Dès lors il vit parmi les truands, s'adonne au trafic de drogue. Mais Lanza del Vasto, qu'il rencontre, décèle en lui un poète autodidacte merveilleusement doué. Révélé à lui-même, Dietrich compose L'Injuste Grandeur peu avant de mourir.

Lié avec Dietrich et mort la même année, René Daumal construit son poème Contre-Ciel -- Poésie noire, poésie blanche (posth., 1954) autour d'un Non vécu, hurlé. À la fin jaillit l'éclair de vérité, de liberté. Obligeant ainsi à prendre conscience du réel, le Non élève à la compréhension de l'universel.

Du Maître d'astres et de navigation, de Saint-John Perse (Amers, 1957) est un chant en l'honneur de la mer, mais, comme chez Richepin (quoique avec la maîtrise supérieure d'une langue superbe et difficile), la mer est symbole de l'une des patries de notre imaginaire pouvant tout aussi bien se confondre avec l'espace. "Et de la mer elle-même il ne sera pas question, mais de son règne au coeur de l'homme, écrit le poète dans la préface de son recueil.


Qu'en est-il aujourd'hui de cette relation de parenté entre l'homme et le cosmos, revendiquée par Claudel ? Ce dernier eût été enchanté de la réapparition de modèles cosmologiques fermés, dans le cadre de la relativité einsteinienne. Mais qu'importe l'extension finie ou infinie de l'espace ! Toute interprétation de données scientifiques en vue de telle ou telle vision philosophique relative au rapport homme-cosmos est affaire de tempérament. Les uns seront glacés, les autres réconfortés par le changement de paradigme cosmologique (espace courbe, univers en expansion, big bang). Dans un livre de vulgarisation scientifique paru en 1946, Énergie atomique et univers, J. Thibaud a fait remarquer que la solution de l'espace courbe "apaise notre frayeur devant l'infini comme notre répugnance à concevoir le néant; elle a "d'incontestables avantages esthétiques. Quant à la théorie de l'abbé Lemaître, selon laquelle l'Univers naît de l'éclatement d'un atome primitif -- la future théorie du big bang -- elle lui confère une "admirable unité.

Les avancées astrophysiques dans le domaine de l'évolution stellaire se sont avérées les plus fécondes pour alimenter l'imaginaire des Parménidiens du XXe siècle. Elles nous apprennent que l'émergence de la complexité est le fruit d'une longue histoire, impliquant l'univers tout entier depuis quinze milliards d'années. Chaque atome de notre corps a été forgé au sein de générations d'étoiles aujourd'hui disparues. La conscience, l'homme, et plus généralement la vie, sont au sens propre les "enfants" des étoiles. Dans ce schéma de pensée, l'homme comprend que c'est à la démesure même de l'univers qu'il doit sa propre existence. Ni centre, ni sommet, mais indéfectible maillon dans l'évolution cosmique, l'homme sait qu'il doit un jour disparaître, mais il aura au moins compris pourquoi il est apparu, et pourquoi il disparaîtra.

Pour populariser cette nouvelle vision du monde, pour rendre sensible au lecteur ingénu le pathos des grandes dimensions4 , il faut des hommes de culture scientifique -- des astronomes de profession, ce qui rassure à la fois observateurs, naturalistes, modélisateurs, érudits, bref des familiers des espaces célestes qui pourraient dire : "J'en viens ! Il y a eu Camille Flammarion, il y a aujourd'hui Hubert Reeves5 . Leur belle figure barbue prend, auprès de l'amateur, la place de la Béatrice de Dante et autres guides surnaturels des anciens voyages célestes. Et on les suit aussi les yeux fermés quand ils extrapolent hors de leur domaine propre.

Il ont plus ou moins marqué les poètes qui, selon le mot de Laforgue, "séjournent dans le cosmique. Moins décelable, non moins importante, est leur influence sur ceux qui n'ont pas eu accès à la culture universitaire, sur les autodidactes, ce vivier plein de fraîcheur qu'est l'imagination populaire. Grâce à eux, que de rêveurs de province se sont évadés par le haut d'une existence morne, exploitant la plus précieuse richesse des Cévennes ou de la Haute-Provence : un ciel pur de toute pollution, fourmillant d'une vie stellaire scintillante ! Combien de penseurs et d'écrivains auront-ils eu un grand-père en qui ces livres illustrés ont éveillé le sentiment cosmique ?

Un sentiment cosmique bien présent chez les grands poètes d'aujourd'hui: Yves Bonnefoy (Le Haut du Monde), Jean Rousselot (Poèmes en espoir de cause), Jean Orizet (Hommes continuels). Salutaires exercices de l'imagination créatrice, en un temps où pour le grand public, le sens originel du mot cosmos s'est dégradé.

Les astres nous renvoient la question intacte, nous dit Jean Orizet. Telle devrait être la conclusion de cette anthologie. Je me risque toutefois à finir sur une note personnelle. Il y a quelques années, je vivais seul dans un petit appartement du boulevard Arago, à Paris, à quelques pas de l'Institut d'astrophysique. Presque chaque matin, je croisais en bas de l'immeuble un vieil homme fatigué, en pantoufles et robe de chambre élimées, venant chercher dans la petite boîte aux lettres un signe de l'extérieur. Enfermés dans nos solitudes respectives, nous ne nous sommes jamais parlés. Je n'ai regardé son nom sur la boîte que le jour où j'ai déménagé. Il y avait marqué dessus : Jean Tardieu. Quelques semaines plus tard, j'ai appris sa mort... Alors, en relisant "Le ciel ou l'irréalité", qu'il avait composé entre 1950 et 1961, un torrent d'images a déferlé... Je l'ai vu, seul dans son modeste appartement, prisonnier des quatre murailles qui sont les murailles de la vie, ressentant toute la lourdeur du monde. Mais dès que la nuit vient, les parois s'effacent, le théâtre s'agrandit, son esprit gagne les hauteurs, s'envole vers le ciel, vers ce pays de l'irréalité qu'il appelle sa patrie. Ma patrie. Votre patrie..


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"La Grande Implosion"..

Entretien avec Pierre Thuillier, Philosophe & journaliste scientifique

et

Tatiana F (Les Humains Associés)

autour du livre "La Grande Implosion", paru en 1995 aux éditions Fayard

Tatiana : Dans ton livre La Grande Implosion, le narrateur écrit en 2081 et retrace l'histoire de l'effondrement de la civilisation occidentale qui a débuté entre 1999 et 2002. On y trouve une richesse inouïe d'éléments décrivant l'état des lieux actuel -- notre présent. Une question revient sans cesse : Comment se fait-il que les Occidentaux n'aient rien vu venir ? Pourquoi n'ont-ils pas entendu les voix pourtant nombreuses qui ont dénoncé sans relâche les travers de l'Occident ? Même si nous sommes encore à deux années de l'échéance 1999, ce qui nous laisse éventuellement le temps de faire en sorte que les choses se passent autrement, ton message m'apparaît prophétique. Qu'en penses-tu ?

Pierre Thuillier : Il va de soi que je n'ai pas du tout le sentiment de prophétiser quoi que ce soit. D'ailleurs ce n'est qu'après avoir rédigé mon livre que j'ai découvert que la période 1999-2002 coïncidait avec les trois dernières années du septennat de Jacques Chirac. Au départ, je jure ne pas l'avoir fait exprès ! Un matin, j'ai lu le titre "1999 /2002" dans un journal. C'étaient des dates concernant l'Euro, la monnaie européenne... Mais le choix de ces dates fut totalement involontaire. J'ai surtout voulu éviter le millénarisme simplet, et faire en sorte que la moyenne ne fasse pas 2000. Je ne prophétise donc pas que l'effondrement de l'Occident se passera à cette date, et je me suis tout autant abstenu de décrire ce qui s'est réellement passé, même si j'y fais allusion avec la destruction de l'École nationale d'administration (l'ÉNA), de l'École polytechnique ou de l'Assemblée nationale... C'est simplement pour plaisanter, au passage.

La question centrale, comme tu l'as dit, n'est pas tellement de décrire le futur, mais d'étudier pourquoi les Occidentaux n'ont pas vu venir la fin. Il est vrai qu'on rejoint là l'idée de prophétie, mais je le dirais autrement. Je présuppose qu'une fin nous menace, et ceci sérieusement. Ma position est alors simple. J'ignore bien sûr si cela se produira dans 6 mois, dans 5 ans ou dans 30 ans, mais je crois cette fin inévitable, et c'est ce que je veux signifier en donnant des dates. J'ai la conviction personnelle, passionnelle et intuitive -- que je me garderai bien de décrire comme prophétique -- que ça ne peut pas continuer ainsi, que ça va imploser. Mais entendons-nous bien, il ne s'agit pas de prédire la fin de l'humanité, mais uniquement la fin d'un certain mode de vie, d'une certaine culture. En toute hypothèse, ce serait donc une prophétie très limitée et en aucun cas un catastrophisme absolu.

Toutes les sociétés finissent par s'écrouler. La nôtre est un peu comme ces "programmes de recherche" qui finissent par devenir stériles. Il faut alors accepter de nouvelles idées parce que les précédentes n'ont plus rien à donner. Pour notre société, je parle d'actes fondateurs. Au XIe ou XIIe siècle, l'Occident a choisi un certain axe de développement; et dès lors, il le suit jusqu'au bout, jusqu'au moment où il devient stérile, où il y a trop de contradictions et de dysfonctionnements. En un sens, cette intuition est banale -- je dis cela pour bien gommer l'idée de prophétie.

Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que toutes les autres sociétés ont subi le même sort. Je donne l'exemple de la Cité grecque, ou celui sans doute encore plus frappant de la chrétienté médiévale, au XIIIe siècle, au temps de saint Louis et de saint Thomas. À cette époque, les gens devaient croire que la chrétienté était une réalité éternelle, et puis elle s'est effondrée relativement vite. On peut me dire : "Ah ! Vous annoncez la fin...". Mais je veux simplement rappeler, à nous civilisés, que l'idée que nous représentons le sommet de l'histoire humaine n'est qu'un préjugé, un mythe parmi d'autres.

Finalement, plutôt que de prophétie, je parlerai donc de banalité. J'ai d'ailleurs précisé à mon éditeur, avant même d'écrire la première page de ce livre, que je voulais tout simplement dire des choses que tout le monde sait. Je reçois d'ailleurs des lettres disant : "Je vous remercie, parce que vous exprimez clairement ce que je pensais confusément". C'est pour moi le plus grand compliment. Même s'il s'agit de prophétisme au sens large, d'avertissement, il faut écarter toute idée de découverte merveilleuse. Je crois au contraire que le projet consiste à donner une lecture plus historique d'une situation que tout le monde connaît. Tout le monde est prophète. Au Café du commerce, nombreux sont les gens qui disent : "On va droit dans le mur, on va se planter!" Eux aussi prophétisent, et moi je prophétise seulement dans ce sens-là.

N'est-ce pas ce que l'on nomme le bon sens populaire, lié à la lucidité intellectuelle? Mais je ne comprends pas ce que tu veux signifier en parlant de "banalité"...

J'entends par banalité des choses que la plupart des gens sentent spontanément, même s'ils ne l'expriment pas sous une forme aussi catégorique que moi.

Wittgenstein dit : "Tout ce qui peut être en somme pensé, peut être clairement pensé. Tout ce qui se laisse exprimer, se laisse clairement exprimer". Or ta pensée est claire, ton expression est claire, et c'est en cela que réside la qualité de ton livre. Tu annonces la couleur du temps présent, et tu nous livres ce constat: nous sommes en train de semer le vent, et si nous persistons, il faut savoir que nous récolterons bientôt la tempête. C'est en ce sens que je dis ton livre prophétique. Il invite également avec force à reprendre la mesure de notre glorieuse civilisation occidentale en général, et de la culture française en particulier. La France est très fière de sa culture -- et à juste titre. Le problème, c'est qu'on ne la voit que très rarement manifestée chez les Français. Il en va de même pour la conscience réflexive, celle qui nous permet notamment d'apprendre de nos expériences. Il me semble que chez nous, elle fait largement défaut.

Il y aurait beaucoup de choses à dire à ce sujet. Je pense que tes remarques sur la culture et la conscience réflexive sont justes, mais qu'elles dissimulent ce qui est à mes yeux l'essentiel : le problème du courage d'une part, mais surtout celui du conflit explicité par Max Weber entre responsabilité et conviction.

Considérons rapidement la question culturelle. C'est vrai qu'il y a un problème de culture, et ce n'est pas simplement pour faire riche que j'ai cité des tas d'auteurs dans ce bouquin : de Léon Bloy à Dostoïevski, en passant par Tocqueville, Michelet, Henry George, etc. Si je les cite, c'est pour souligner que de nombreux auteurs occidentaux ont expressément annoncé l'espèce de débâcle à laquelle on assiste aujourd'hui. Tocqueville, par exemple, utilise des termes extrêmement saisissants pour définir ce qu'on appelle aujourd'hui la société de consommation. Il y a un siècle et demi, il annonçait qu'il y aurait des gens qui, grâce au progrès, pourraient satisfaire une multitude de petits désirs, et finiraient par ne plus vraiment vivre. L'État-Providence s'occuperait d'eux, et il le dit textuellement, ou quasi textuellement : "Que ne peut-on leur ôter le souci de penser et la peine de vivre ?". Il comprenait qu'à force de revendiquer pour le confort, les biens de consommation et l'État-Providence, les gens seraient complètement entretenus, complètement vidés de substance. Vides, littéralement vides. Comment se fait-il que les Occidentaux ne relisent pas ces textes ?

Bien sûr, je ne cite là qu'une toute petite partie de ce qu'il aurait été possible de citer. Prenons encore l'exemple de Paul Valéry. Juste après la parution de La Grande Implosion, à propos de la sortie en librairie d'une réédition des Cahiers de Valéry, j'ai lu dans des journaux qui se veulent distingués, très parisiens, des réflexions où Valéry est présenté comme "poète de cour", "auteur mondain"... À l'évidence, les journalistes qui écrivent ces trucs-là ne se sont même pas donné la peine de lire les oeuvres de Valéry, parce que chez Valéry, même s'il était académicien, et même s'il a fait des inscriptions qu'on met sur les bâtiments publics, il y a des analyses d'une méchanceté, d'une profondeur et d'une lucidité extraordinaires. On peut donc en effet poser le problème en termes culturels : comment se fait-il que les gens lisent si peu, pourquoi n'ont-ils pas pris conscience de cette tradition critique qui existe bel et bien ?

En ce qui concerne la conscience réflexive, tu dis qu'elle fait défaut, et c'est en partie vrai. Tout se passe comme si à l'heure actuelle, les élites n'étaient pas capables de prendre du recul et de réaliser des bilans qui, d'une certaine façon, sont tout à fait élémentaires. En d'autres termes, il y a tellement de gens qui sentent aujourd'hui que quelque chose est en train de casser qu'on peut se demander pourquoi les élites n'en prennent pas conscience.

Mais, ceci étant dit, je ne pense pas que nous soyons en face d'un problème de culture au sens étroit. Il ne s'agit pas seulement de dénoncer l'incapacité réflexive des gens sortis de l'ÉNA, de Polytechnique, ou d'HEC, de tous les politiciens.

Je pense plutôt qu'il y a de leur part un manque de courage. Ce n'est pas que nos élites manquent totalement de culture. Tout se passe comme si elles n'avaient pas envie, pas le courage de parler des véritables problèmes. Mais sans doute cette réponse est-elle encore insuffisante. Le problème est peut-être lié, paradoxalement, à leur lucidité sur la situation. Je ferai à ce propos une digression extrêmement classique. Tout le monde sait que Max Weber a distingué entre l'éthique de la responsabilité et l'éthique de la conviction. Et bien je crois que cela suffit presque, sinon à liquider le problème, du moins à l'identifier.

En un mot, il y a deux types de gens aujourd'hui. D'un côté, il y a ceux qui sont au gouvernement, prennent des décisions, c'est-à-dire ceux qui, bon gré mal gré, au jour le jour, doivent s'occuper de la Sécu, des transports, du commerce extérieur, des interventions militaires ou des aides financières à l'extérieur, etc., et qui sont donc confrontés à ce que Max Weber appelle l'éthique de la responsabilité. Eux sont vraiment aux commandes et doivent décider, demain, de faire ceci ou cela.

De l'autre côté, il y a ceux qui peuvent pratiquer l'éthique de la conviction, et dont je fais partie. Tout simplement, en tant qu'intello, en tant que prof qui a des loisirs et qui est sur la touche, je peux faire mienne cette éthique de la conviction. C'est la liberté de l'intellectuel, pour peu qu'il ait un minimum de courage, de dire ce qu'il pense vraiment. Parce que lui, il n'a pas à se soucier des conséquences immédiates de ses paroles pour les gens de demain, pour leur nourriture, leur transport, leur salaire mensuel, etc. Ne pas avoir de pouvoir est en ce sens un avantage : ce n'est pas moi qui vais décider demain du RMI, de la façon de gérer les Assedic ou je ne sais quoi...

Voilà pourquoi je ne pense pas que ce soit seulement un problème de conscience réflexive. Je constate simplement, en essayant d'"excuser" les élites et les responsables qu'ils sont piégés par le pouvoir. Surtout s'ils l'aiment, surtout s'ils se laissent aller à la facilité d'en profiter, s'ils ont un compte en banque bien garni, un chauffeur qui vient les chercher, s'ils ne prennent jamais le métro, s'ils n'ont jamais d'ennuis de fin de mois... Ils sont déjà drogués, à moitié inconscients, et ils possèdent en plus l'alibi de la responsabilité en ce sens qu'ils peuvent me dire : "Ah oui, pour vous c'est facile, vous faites un manuscrit, vous l'envoyez chez l'éditeur, et voilà ! Mais nous, nous devons décider pour demain."

Donc, à moitié drogués et ayant d'une certaine façon l'alibi de responsabilité, rien d'étonnant à ce qu'ils n'abordent pas les vrais problèmes. Même s'ils ont assez de lucidité pour se dire que le système ne peut que s'effondrer, ils sentent bien qu'ils ne peuvent faire face. On dit souvent que les gens ne posent que les problèmes qu'ils peuvent résoudre. C'est sans doute vrai dans le cas qui nous intéresse : sachant que même s'ils avaient envie de poser le problème, ils seraient incapables de le résoudre, ils jugent plus sage, plus responsable, de ne pas le poser.

Ne sommes-nous pas là au coeur du problème de la servitude volontaire, posé par Étienne de La Boétie ? Pourquoi, comment en sommes-nous arrivés à une telle servitude envers les sécurités de toutes sortes que nous procure la société, au détriment de notre propre créativité, de notre liberté ? Dans cette abdication de nous-mêmes, nous sommes amenés à rechercher sans cesse des boucs-émissaires sur lesquels rejeter toute responsabilité directe dans la situation catastrophique de notre planète, de nos sociétés, de nos familles éclatées...

Oui, mais je voudrais préciser que dans mon bouquin, même si je tape beaucoup sur les représentants de l'élite, je prends bien soin de dire que je ne leur fais pas de procès moral. Je ne pense pas qu'ils soient ni plus idiots, ni plus méchants que les autres. Je les considère simplement comme véritablement pris dans le système, dans un mouvement historique qui les dépasse. Lorsque je dis que notre société a des élites nulles, je le crois profondément, même si on peut évidemment toujours trouver des exceptions. Mais étant donné que je les attaque beaucoup, je me dois de dire, par honnêteté : "Attention, ce n'est pas simplement qu'ils manquent de culture ou qu'ils sont inconscients. Ils sont aux commandes, c'est difficile, et il faut les comprendre".

Ceci étant dit, je ne les mets pas hors de cause, et je suis tout à fait d'accord avec toi pour dire que les intellectuels pourraient effectivement faire un effort. Et, si on peut le dire méchamment, ceux qui participent aux émissions de la télévision pour pratiquer la langue de bois, tenir des propos mondains, et qui s'abstiennent d'aller jusqu'au bout alors qu'ils pourraient justement se payer le luxe d'en dire plus, ceux-là n'ont pas d'excuse.

Les citoyens, bien sûr, devraient réagir, mais c'est assez complexe. Tu parles de servitude volontaire. Peut-être, mais on se trouve également devant un problème qu'il faut bien appeler par son nom, un problème de philosophie de l'histoire.

Idéalement, c'est très bien d'imaginer que les gens sont libres et qu'ils ont toujours les moyens de réagir personnellement, d'être courageux, d'afficher leurs idées. Idéalement c'est vrai, mais dans la pratique il y a un mouvement général. Tout cela fonctionne en cercle vicieux. C'est-à-dire qu'il faudrait critiquer notre société, mais justement toute notre société, sans que ce soit conscient, sans que ce soit le résultat d'un complot, s'est structurée elle-même pour se préserver et pour rendre les critiques inopérantes.

Je n'aime pas du tout les comparaisons biologiques, mais tout se passe comme s'il y avait un système immunologique. Les réactions mêmes à mon bouquin, le fait qu'aucun quotidien n'en ait parlé à sa parution, tout cela est caractéristique. Ce n'est pas un complot. Tout se passe réellement comme si, au sens strict, il y avait une sorte de système immunologique qui fait que l'on retarde le débat, que l'on essaye de l'éviter. Et chacun sait que pour couler un livre, il ne faut surtout pas en dire du mal : il faut n'en pas parler. C'est valable pour ce bouquin, mais aussi pour l'ensemble des citoyens. Notre société est fondée sur une volonté d'extension de l'économie à tous les secteurs de la vie, sur le culte de la mécanique, de la machine, de l'automatisation, etc. Tout cela fait un système. Lorsque des gens sont pris depuis des siècles dans un système, peuvent-ils véritablement le critiquer, surtout s'ils manquent de culture historique ?

C'est pour cela que la responsabilité des intellectuels est évidemment la plus grande. Les autres, ceux qui vivent aujourd'hui dans cette société obsédée par le fric, qui sont obligés de penser sans arrêt à leur livret de caisse d'épargne, à leurs SICAV ou à leurs actions, à leur assurance- vie... ceux qui regardent la télévision telle qu'elle existe aujourd'hui, peut-on dire qu'ils ont cédé à la servitude, que leur servitude est volontaire ?

Idéalement, si on a une haute idée de l'Homme, on peut se dire que chacun a les moyens d'être critique, que rien ne nous empêche d'ouvrir les yeux. Mais à mon avis, dans la pratique, cela requiert de l'héroïsme. Et peut-on exiger que tous les gens d'aujourd'hui, pris dans ce système, soient des héros ?

Je pense qu'il faut distinguer différents niveaux. Le cas de ceux qui veulent le pouvoir ou qui en profitent mérite d'être examiné de près. Les intellectuels qui ont des loisirs, qui ont du temps, qui en principe ont de la culture, ceux-là peuvent être soupçonnés de lâcheté. Mais pour ce qui est de l'ensemble des citoyens, très honnêtement, je pense qu'il y a des gens de qualité, au sens humain, littéralement conditionnés par le système.

On voit qu'au détour se pose le problème de la démocratie telle qu'elle existe dans un pays comme le nôtre. Imaginons que les gens d'aujourd'hui pensent qu'on se plante et qu'il faut, politiquement, culturellement, revoir la règle du jeu. Dans les structures telles qu'elles existent, quels sont leurs moyens d'intervention ? Bien sûr, il y a des groupes de pression, ils peuvent faire des manifs, etc. Mais, du point de vue officiel, tout ce qu'ils peuvent faire, c'est voter tous les quatre ou sept ans pour des bonshommes chargés de les représenter.

Ce problème de la représentativité nous renvoie à la philosophie politique : que signifie voter de temps en temps pour quelqu'un qui va ensuite lui-même faire partie de cette espèce de classe dominante qui détient, sinon le pouvoir, du moins un certain pouvoir ? Les électeurs se retrouvent complètement aliénés. Ils ont remis leur mandat à un député ou à un président qui va faire ce qu'il voudra. Peut-être même la taille énorme des sociétés est-elle trop grande pour qu'une gestion humaine et même une réflexion humaine puissent être conduites. Et ne parlons pas de l'échelle planétaire, de la culture ou de l'économie mondiales...

Je pense que Lévi-Strauss est un des auteurs les plus séditieux de notre temps. Il faut lire Le Regard éloigné, publié chez Plon. Il y a là des remarques d'une méchanceté énorme. Lévi-Strauss s'amuse à dire à peu près ceci : "Les anthropologues ont montré que la taille optimale d'une société qui pourrait vivre et se gérer humainement, est de 300 personnes". Se mettre d'accord, faire une démocratie directe à 300, ce n'est déjà pas évident. Mais à plus de 300, on ne peut plus intervenir individuellement et se faire entendre : on est forcé de déléguer. Alors on délègue au délégué syndical, au président du syndicat, au député... et on se met en position d'impuissance. Ce n'est pas pour rien que les sociétés dites primitives ont souvent des effectifs relativement restreints : c'est peut-être une condition nécessaire pour avoir une identité réelle et un contrôle réel sur sa vie.

Il faut ajouter à cela par exemple le problème de la télé. C'est un énorme lieu commun, mais il ne faut pas en sourire : la télé peut distiller de l'information ou de la désinformation autant qu'elle veut. Et puis il faut bien voir ce que représente véritablement l'État-Providence. Les gens sont coincés : ils ne vont pas maintenant mettre leur retraite en danger alors qu'ils ont cotisé toute leur vie.

Bref, quand on considère le cas de chaque personne profondément insérée dans le système, est-ce que l'on peut dire qu'il s'agit de servitude volontaire ? C'est un vrai problème, et je comprends très bien que tu poses la question. Hélas ! Si elle était volontaire, cette servitude, cela voudrait dire qu'en dernier ressort, les gens sont vraiment libres.

Demain, s'ils le voulaient vraiment, ils pourraient se libérer de la servitude. Or je crois que c'est théoriquement possible, mais que, dans la pratique, cela n'a pas de sens. On ne peut leur dire tout simplement "vous êtes libres et vous pouvez donc facilement changer le système". Je crois que ça ne peut pas marcher, et c'est bien pour cela que ce n'est pas uniquement une question de morale.

Je suis tout à fait d'accord. Et je tiens d'ailleurs à bien faire la distinction entre les différents mondes. Je ne considère pas ici le cas du tiers-monde, ou du quart-monde, mais celui de la France, qui appartient au "premier monde", c'est-à-dire celui dans lequel l'accès à la culture est le plus vaste. D'ailleurs, quoi qu'en disent ceux qui ne savent faire que des critiques, la France est toujours une référence pour les élites du monde entier, et c'est aussi cela qu'il faudrait prendre en considération. Cette culture nous apprend que nous avons certes des droits, mais aussi des devoirs. Si on veut changer les choses, il faut accepter de s'investir directement. C'est nous qui élisons nos représentants. Par conséquent, en votant, nous devons être conscients que nous déléguons notre pouvoir. Cela ne se fait pas à la légère. Quel sens cela a-t-il alors de rejeter ensuite la faute sur les politiciens ou sur les élites ? On a bel et bien les élites qu'on mérite !

Oui, c'est pourquoi j'essaie de minimiser leur responsabilité. Reprenons l'exemple de la représentativité. Les Français sont trop nombreux pour que chacun puisse dire ce qu'il veut sur un certain nombre de problèmes clés. Alors ils vont voter. Mais pour qui ? Il faut bien qu'ils se tournent vers les partis qui existent. Or, pour le moment, qu'il s'agisse des partis de droite, du centre ou de gauche, leur pauvreté est la même. Grosso modo, même si c'est un peu trop facile de dire ça, ils sont aussi peu créatifs, aussi peu inventifs les uns que les autres. Considérons alors un citoyen critique, qui aurait des idées, qui serait vraiment contestataire tout en ayant des idées généreuses, ou même certaines idées techniques pour résoudre des problèmes liés au travail, etc. Pour qui va-t-il voter, sinon pour ces gens-là ?

Je connais des tas de gens qui ne votent pas du tout. Parmi mes étudiants, c'est fréquent. Mais on voit alors que le système qui s'entretient, se reproduit. On en revient encore une fois à un problème de philosophie de l'histoire. Comme tu le dis, on a les élites politiques qu'on mérite. Il y a là une sorte de cercle vicieux dont il est difficile de sortir.

C'est toute une tradition qui est en cause et on débouche alors sur ce qui est peut-être le contenu principal de mon bouquin. Il se trouve qu'on a commencé à parler du politique. Je ne méprise pas du tout le politique et je trouve tout à fait normal qu'on en parle. Mais mon idée est que le culturel est bien plus profond que le politique, et que derrière des politiques apparemment différentes, on peut retrouver le même fond culturel.

Prenons simplement l'exemple de la technique, de l'efficacité, etc. La gauche, la droite, les anciens pays socialistes et les pays dits libéraux, tous ont eu ou ont finalement le même culte de la technique. Tous ont toujours dépensé un argent fou pour faire un certain type d'armement, pour prendre un certain nombre d'initiatives techniques, etc. La culture, c'est l'ensemble des grands choix qui structurent la vision du monde, la vision de la société, la vision des autres hommes. Or on voit bien que tous ces grands choix sont beaucoup plus profonds que les choix politiques.

Pour le dire autrement, la technocratie, sous ses formes de gauche comme sous ses formes de droite, est l'aboutissement d'une tradition qui n'est pas une tradition seulement politique, mais une tradition culturelle. Depuis le Moyen-Âge, l'Occident a laissé le pouvoir aux marchands, qui eux-mêmes se sont énormément servis des ingénieurs et de ce qu'on peut appeler la révolution technique. Cela rejoint presque une sorte de psychanalyse collective. On peut dire que l'Occident a été complètement fasciné et possédé par le mythe de la machine, par le fantasme de la mécanique. Tout cela est résumé par Descartes -- réputé être le plus grand philosophe français ! -- sous la forme de métaphores très simples et très profondes : le monde n'est qu'une machine. C'est effectivement ce qui a permis la naissance de la science moderne. Descartes dit expressément que les animaux ne sont que des automates. Il admet bien sûr que l'homme a une âme, mais dans son Traité de l'homme, il en parle comme s'il ne s'agissait que d'un automate compliqué, identifiant le coeur à une pompe, les poumons à des soufflets, etc.

Or c'est cela qui a inspiré l'imaginaire occidental. Des prix Nobel comme Jacques Monod -- ou Jean Pierre Changeux aujourd'hui -- raisonnent en ces termes-là. Les médecins ont mis au point une sorte d'ingénierie médicale. De même, depuis des siècles, on a conçu la société comme une sorte de grande mécanique. C'est visible déjà chez Hobbes, bien sûr, dès l'époque classique. Saint-Simon explique qu'une société est une usine, et qu'il faut la gérer comme une usine.

Il ne s'agit pas seulement de politique, mais d'une longue tradition culturelle. Le peuple, pendant des décennies et des décennies, s'est vu donner des leçons de mécanique et a fini par assimiler toutes les réalités -- que ce soit l'homme, la société, le monde ou la vie en général -- à de la mécanique.

Il ne faut donc pas s'étonner que cela donne une technocratie. Technocratie qui peut avoir des formes de gauche tout comme des formes de droite. Dans son livre La machine et les rouages, Michel Heller cite Staline, puis Krouchtchev, identifiant expressément les citoyens de l'Union Soviétique à des rouages. De l'autre côté, malgré des façades libérales, on est également convaincu que la société n'est qu'une mécanique et que l'on peut, comme le voulait Ernest Renan, fabriquer des gens qui ne seront peut-être pas des ingénieurs au sens strict, qui n'auront pas forcément appris le calcul intégral, la physique et la chimie, mais qui auront l'esprit scientifique, rationnel, et qui pourront gérer "rationnellement" la société. Ça a donné l'École Nationale d'Administration...

Ce que j'essaie de dire par là, c'est qu'on risque de se laisser duper si l'on pense que le débat est seulement politique et si l'on oppose, chez nous, des Juppé et des Jospin. Ce qui est en cause, c'est une longue tradition culturelle qui conduit à la technocratie, ou pour prendre un exemple simple, au culte des experts. Tout cela contaminé par la domination de l'économie, conduit à des idées qui font que les gens de gauche comme les gens de droite trouvent normal, pour régler le problème des banlieues, par exemple, de raisonner en termes policiers, administratifs et financiers. On entend dire aujourd'hui qu'il faudrait faire un "plan Marshall des banlieues". C'est d'une pauvreté humaine incommensurable ! Il faut bien voir que cela ne relève plus simplement de choix politiques (et c'est très important, puisqu'on parlait des partis) mais d'une tradition profondément implantée dans nos habitudes et nos moeurs. Nous voilà renvoyés au problème précédent. Comme les grands partis politiques ne font jamais que proposer des variantes de technocratie, même les gens qui seraient vraiment critiques à l'égard de ce système ne trouvent pas de parti pour les représenter. C'est une chose très simple, finalement...

Comme je vous l'ai déjà indiqué, beaucoup de mes étudiants me disent sincèrement qu'ils ne peuvent pas voter. Cela veut dire, pour simplifier, que les partis qu'on leur propose ne leur donnent le choix qu'entre différentes variétés de technocratie ou de " modernité " à la fois économique et technique. Il n'existe pas de partis qui donneraient la parole justement à ceux qui sont peut-être des rebelles, des résistants, qui voudraient inventer autre chose.

C'est un problème très général : comment faire pour qu'apparaisse un mouvement de cette sorte ? Est-il possible de voir apparaître un mouvement qui aurait du pouvoir (parce que si c'est pour être marginal et avoir quarante-trois adhérents, ce n'est pas très intéressant !), qui aurait une réelle existence, une réelle densité, et qui serait aussi critique à l'égard du système, qui proposerait autre chose ?

Le problème est bien là! La sortie de la "servitude volontaire" -- ou semi-volontaire, ou hélas involontaire -- ne peut se faire que dans la mesure où il y a un espace pour ce type de réflexion, pour une véritable créativité politique.

Je pense que cet espace existe, mais que peu de gens souhaitent l'occuper. Prenons l'exemple de la Renaissance : d'un côté il y a Léonard de Vinci, que j'appelle "l'ingénieur des ponts et chaussées", et de l'autre Giovanni Picco della Mirandola, l'humaniste épris de dignité humaine. Il était là, mais qui l'a suivi ? Et puis s'il n'y a pas de partis ou de courants capables de répondre à une volonté de changement, rien n'empêche ceux qui se sentent frustrés de faire eux-mêmes des propositions.

Quant à l'inefficacité des mouvements "marginaux" qui n'ont que quarante-trois adhérents, je ne crois pas que ce soit réellement la quantité qui compte. J'en connais même un qui a réussi avec seulement douze...!

Mais revenons à la servitude volontaire. Tu sembles ne pas vouloir employer ce terme, car selon toi, pour se redresser aujourd'hui, il faudrait être un héros. C'est sans doute vrai, mais cela me fait penser à la Résistance, face au nazisme notamment : il fallait être héroïque à l'époque, et ils l'ont été...

Oui, mais la Résistance était un véritable mouvement, qui avait même un nom. Est-ce que tu vois, pour le moment, un mouvement qui serait l'équivalent de la Résistance en 1940 ?

Oui.

Ah bon ?

Oui (rires). Sans doute ne les voit-on pas beaucoup, mais on ne les voyait pas trop non plus à l'époque de la Résistance... Il faudrait notamment que les jeunes d'aujourd'hui -- et pas seulement les jeunes d'ailleurs -- sortent de l'attente, qu'ils proposent et réalisent. Rien ne s'est jamais fait sans qu'on ait mis la main à la pâte.

Oui, sans doute. Mais aujourd'hui, est-il possible de prêcher une nouvelle croisade, et d'être entendu ? On arrive peut-être à une situation-limite de ce genre. Je prends tout à fait au sérieux vos efforts et vos idées, et je pense bien sûr qu'il y a d'autres associations, d'autres gens qui sous des modalités différentes, agissent dans ce sens...

Oui, ils existent, je les ai rencontrés (rires) !

... mais est-ce que les temps sont mûrs ? Est-ce que le système a déjà suffisamment frustré les gens pour que le processus se déclenche ? Même si je crois utile qu'il y ait des individus comme vous qui réfléchissent, pour le moment, vu tous les "avantages" qu'ils tirent du système, j'ai du mal à croire que les gens soient capables du sursaut qui permettrait de passer à autre chose. Je suis peut-être trop pessimiste, d'accord... Mais comment être optimiste ?

Ce sursaut de lucidité, je parie qu'ils l'auront à la lecture de ton livre.

Oui, mais j'y reviens : les temps ne me semblent pas mûrs. Tant que l'on est minoritaire, on ne peut pas s'opposer à un système, agir sur lui. Il faut atteindre une certaine masse critique; on est quand même bien forcé de raisonner ainsi. Bien sûr, je trouve nécessaire et positif qu'il y ait des individus, des associations qui gambergent et qui essayent d'être le sel de la terre, le ferment; mais tant qu'il n'y a pas quelque chose qui se cristallise en masse, tout cela demeure impuissant. Et le système s'en sert même parfois comme d'un alibi, utilisant tous ces courants comme preuve qu'il existe en son sein de véritables espaces de liberté... Je sais que tu as toi-même des origines hippies, mais les hippies n'ont pas changé la société.

Certes, mais ils ont fait mieux ! Ils ont inventé un autre mode de vie, d'autres valeurs, et je dirais même un autre imaginaire. Mais je conçois que ce changement étant surtout intérieur, on ne peut le voir que si on a l'oeil qu'il faut.

Là je suis d'accord. C'était peut-être un peu de la "provoc", et il faudrait discuter plus en profondeur. Je crois en effet que les hippies ont apporté des idées et qu'il est bon, philosophiquement et humainement, que ce mouvement ait existé. Mais il faut bien voir que le système n'est pas un ensemble d'individus ou même de petits groupes. Le système politique, fiscal, administratif, policier, a sa rigidité propre, même si à l'intérieur, on trouve des espaces de liberté.

Si j'insiste là-dessus, c'est que dans les débats publics je vois toujours réapparaître des objections du type : "Ah, mais nous, nous ne sommes pas dupes, nous nous rendons bien compte... D'ailleurs nous essayons de créer notre petit univers, au sein du club, dans le quartier, dans la paroisse..." Tout cela, c'est sympathique, c'est positif. Mais le problème que je pose concerne une culture dans son ensemble, et j'ai l'impression que cette culture peut s'accommoder de nombreux petits espaces de liberté, en y trouvant même son compte : "Voyez, c'est la démocratie, tous les gens ne sont pas en taule, et on admet même beaucoup de contestataires. Les gens sont libres !" Il n'empêche que le système économique et les grands facteurs culturels auxquels je faisais allusion (déshumanisation des rapports dans les villes, mécanisation croissante du corps, culte de l'automatisation produisant toujours plus de chômage, etc.) ne cessent de se développer, de s'imposer. La technocratie, la course au profit, le culte du progrès, ce système demeure extrêmement rigide.

Je ne pose donc pas le problème en moraliste qui examinerait les initiatives individuelles et dirait "c'est bien, c'est pas bien". Pour ma part, je trouve excellent qu'il y ait des associations critiques. Mais au niveau global, il m'intéresse de savoir si ces groupes isolés peuvent arriver ou non à faire basculer les choses. Est-ce vraiment possible ?

Je le répète, une société, ce n'est pas simplement une masse d'individus. En faisant des exposés devant des cadres, j'ai été frappé de constater que s'ils commencent évidemment par résister et défendre leur système, ils sont aussi les premiers, dès que l'on discute avec eux, à admettre que ce système les frustre, qu'ils préféreraient travailler à mi-temps ou habiter à la campagne, etc. Cela veut dire (en tout cas j'ai cette impression) qu'un système peut demeurer rigide et complètement immobile alors même que la majorité des gens qui lui sont soumis ont envie de se rebeller.

Que les gens commencent à faire preuve de lucidité en face du problème, c'est sans doute une condition préliminaire. Mais je donnerai l'exemple caricatural du type qui tombe du centième étage. Il peut bien prendre conscience du fait qu'il est en train de dégringoler et que vraisemblablement, dans quelques secondes, il va s'écraser sur le pavé, ce n'est pas pour autant qu'il va s'arrêter de tomber. C'est un peu de la "provoc" à nouveau, mais la lucidité consiste parfois, peut-être, à réaliser que même une prise de conscience ne suffit pas. Et c'est pour cela que je reviens obstinément à ce que je disais tout à l'heure, à savoir que derrière le politique, il y a le culturel. Michelet avait bien compris qu'il fallait analyser tous ces mécanismes...

Tu le cites en effet dans ton livre : "Les machines ont une malheureuse faculté, celle d'unir les forces sans avoir besoin d'unir les coeurs, de coopérer sans aimer, d'agir, de vivre ensemble sans se connaître..."

Oui, ce doit être tiré du Peuple... Il n'est plus nécessaire que les personnes coopèrent puisque l'organisation mécanique suffit. En plus, comme vous le savez, tout ce mouvement culturel a été encouragé par le fait que la machine permet d'éliminer les ouvriers. Mais ce qui est important, qu'on le veuille ou non, c'est qu'il y a derrière tout cela une espèce d'odyssée, de saga de la machine. À partir du moment où l'Occident a choisi la machine, toute une série de facteurs ont convergé pour en faire le culte dominant.

C'est comme une très grosse masse qui serait lancée dans une certaine direction. Des siècles de tradition font que tout se passe vraiment comme s'il y avait une inertie sociale, une gigantesque mécanique en mouvement. Il est alors très difficile de l'arrêter. C'est pour cela que je donne une grande importance à la notion d'acte fondateur. Tout le monde est d'accord aujourd'hui pour dire qu'il faudrait de nouveaux actes fondateurs, qu'il faudrait inventer un autre programme. Mais peut-on changer délibérément de programme au sein d'une société ?

Un des actes fondateurs de l'Occident, la machine mise à part, fut la créations des villes. Dans mon livre, je mentionne Simmel : il montre bien comment, dès lors qu'on organise des grandes villes, il y a une sorte de logique qui se met en place. Les rapports humains changent. Alors que dans un petit village on peut dire bonjour à tout le monde, dans une ville c'est impossible. Et le commerce lui-même devient inhumain. Il y a les ventes par correspondance, les hypermarchés, etc. Il existe une logique propre à la ville, et une fois qu'on en a fait le choix, on n'en sort plus ou très difficilement...

Car tous ces choix n'ont même pas été volontaires. Il n'y a jamais eu, au Moyen Âge, un mouvement qui se serait constitué consciemment : "Finissons-en avec le haut Moyen Âge, préparons la modernité en fabriquant des villes de type moderne, en généralisant les machines et en donnant le primat à l'économie." Dès lors, peut-on interrompre le processus volontairement alors qu'il ne s'est pas mis en marche volontairement ? C'est encore un problème de philosophie de l'histoire: est-ce que les sociétés, les civilisations, les modes de vie, peuvent prendre fin ou être remplacés grâce à des décisions volontaires ? J'en doute.

Je fais toujours allusion au Club de Rome qui, il y a quelques années, avec des experts de toutes sortes (Aurelio Peccei, Forester du MIT, etc.), avait prétendu élaborer des modèles raisonnables permettant de prévoir l'évolution des ressources, l'évolution démographique, etc., et de prendre calmement des décisions pour rectifier la trajectoire. Eh bien ça ne marche pas ! On rencontre cette interrogation (surtout quand tout se passe à l'échelle mondiale, parce que Dieu sait si on nous rebat les oreilles avec le mondial !) : la rectification de la trajectoire peut-elle se faire de façon réfléchie, sereine, et sans violence ?

Je pense personnellement que la violence est inévitable. Il y a des gens qui voudront conserver leurs privilèges dans le système, d'autres qui ne le supporteront plus -- pour des raisons qui pourront être très diverses d'ailleurs (plutôt économiques ou plutôt spirituelles) -- et tout cela débouchera sur des affrontements.

Lorsque tout sera démoli, peut-être les graines (puisque c'est une image qui vous est chère) semées par les associations pourront-elles se développer. Mais mon problème, aujourd'hui, est justement de savoir ce que l'on peut attendre de tout ça. La lucidité et la prise de conscience sont une chose essentielle, une condition préliminaire; mais, à supposer même que beaucoup de gens se réveillent, qu'allons-nous faire ensuite ? Ce n'est pas par hasard si je dis que l'Occident s'est effondré entre 1999 et 2002. Même si on prenait conscience, je crois que la machine est trop lourde pour qu'on puisse l'arrêter, sans dégâts, sans douleur, sans souffrance...

Je suis tout à fait d'accord. Mais je reviens à l'excellente image que tu donnes de l'homme qui tombe d'un immeuble de cent étages, et qui dit : "Jusqu'ici, ça va !". Toi, tu réponds : "Non, ça ne va pas du tout, tu es en train de tomber et tu n'éviteras pas le crash". C'est vrai, mais il est peut-être encore possible de se mettre ensemble, de retirer nos chemises et d'en coudre un parachute pour que certains d'entre nous, peut-être les derniers, s'en sortent malgré tout. Dans ce sens, les éléments de réflexion que tu nous apportes sont capitaux. Te rends-tu compte de l'importance de cette information que tu juges banale ? Car il n'est pas contradictoire de dire à la fois "On peut encore faire quelque chose" et "La fin est inéluctable". Il est inéluctable que le cadre s'effondre, mais comme tu le disais, ce n'est pas pour autant la fin de l'humanité.

Oui, je le répète, c'est seulement la fin d'une manière de vivre, d'un certain nombre de valeurs, d'une culture parmi d'autres.

N'est-il pas possible alors d'anticiper très concrètement la chute et de penser à demain? D'ailleurs l'espoir réside dans le fait que tout en parlant de la fin, ton livre se situe "au-delà de la fin", comme dirait Baudrillard, preuve que nous avons survécu. Même s'il a pour titre La Grande Implosion, il témoigne de ce qu'une autre culture a pu se constituer et assurer une vie meilleure.

Oui, oui, d'accord (rire) : si je l'ai écrit, c'est que c'est vrai (rire)... Tout n'est pas perdu, puisqu'en 2081, il est encore possible de réfléchir et d'écrire. D'accord. Mais ça ne veut pas dire que ça s'est passé en souplesse...

Je n'ai pas dit ça...

Je sais bien. Pour ma part, je crois vraiment au terme d'implosion. D'ailleurs je ne suis pas le seul. Ce ne sera même pas un acte révolutionnaire. Ce sera un affaissement, comme si le système s'était vidé de l'intérieur. J'ai vraiment l'idée de quelque chose qui implose, avec de la violence puisque je parle de destruction, de paysans qui empêchent les gens de se nourrir, de l'ÉNA et de l'École polytechnique qui sautent, avec les banques, les préfectures, etc. Il y a d'ailleurs tout un aspect alchimique en arrière-plan, même si je n'y fais jamais allusion dans mon livre. C'est l'oeuvre au noir, la putréfaction totale du système avant qu'autre chose ne repousse. "Si le grain ne meurt..." Il y a donc bien un espoir; la vie reviendra, l'herbe repoussera. Mais cela se paye !

Il me paraît important de noter que, à notre époque, même les grandes idées qui apparaissent perdent rapidement leur force. À croire que nous avons beaucoup de mal à inventer de nouveaux idéaux, de nouveaux mythes.

Prenons l'exemple de l'écologie. Voilà un courant qui était fort au départ et qui s'est ensuite épuisé. Il y a quinze ans environ, ou un peu plus, dans le département Environnement où j'enseigne, les étudiants qui prenaient la parole étaient les "écolos" les plus durs; ils donnaient un sens quasiment spirituel -- en tout cas très politique, très profond -- à leur adhésion écologique. Cela recouvrait une critique de la société industrielle, de la société de consommation, de la pollution des nappes phréatiques et de l'atmosphère, du gaspillage, etc. Tout cela était indissociable, dans leur pensée, d'une crise humaine, d'une crise sociale. Or maintenant -- peut-être à cause de la crise -- les gens du même département n'évoquent pratiquement plus la critique globale, politique, culturelle de la société. Ils ne pensent qu'à se technocratiser et à se trouver un emploi à EDF ou chez Rhône-Poulenc, pour aller mesurer la pollution des cours d'eau. Compte tenu de la crise, on comprend qu'il en soit ainsi; ce n'est pas un jugement moral, mais un constat sur notre situation.

Je demandais tout à l'heure si tu voyais un mouvement existant qui vous paraîtrait positif, avec déjà une certaine force, un certain élan. Hélas, c'est au moment même où on en aurait le plus besoin, où la situation est la plus grave, que les gens sont plutôt poussés à être frileux, à se terrer, à reculer devant les idées radicales, tant ils ont peur soit pour leur existence immédiate, soit pour leur retraite ou je ne sais quoi...

On continue, certes, à parler d'écologie, mais regardez les écologistes que nous avons, les Lalonde, Waechter et compagnie... Ce n'est pas avec les pots catalytiques qu'on redressera vraiment la situation. D'ailleurs, on constate que les crédits du secrétariat d'État à l'Environnement baissent sans cesse. Et l'écologie n'est pas un exemple bénin, car elle avait vraiment au départ (et elle a sans doute encore pour beaucoup de gens) une signification globale. Or, dites-moi si je me trompe, le mouvement écologique n'a pas une grande présence aujourd'hui, une grande force; il s'est plutôt édulcoré. C'est pour ça que je suis un peu sceptique.

Alors, bien sûr, il y a les traditions orientales ou autres, dont on parle beaucoup. Ces traditions perdues qui permettraient de retrouver un certain sens à la vie, une compréhension intuitive du monde qui nous entoure. Le désir d'un ré-enchantement du monde, assurément, est souvent perceptible. Mais ce retour aux sources demeure inopérant.

On en revient à ce que je disais tout à l'heure sur la prise de conscience : les "traditions", pour le moment, peuvent-elles vraiment quitter leur statut marginal ? Ce n'est pas une question en l'air, parce que même si beaucoup de gens sentent bien que quelque chose s'est perdu, il est toujours très difficile de le dire en public. On vous dit tout de suite : "Ah, vous êtes un passéiste, un réactionnaire; l'histoire ne revient jamais en arrière..." Il ne s'agit pas de revenir en arrière, évidemment. Mais, lorsque l'on s'est trompé de voie, il faut bien changer d'opinion, s'orienter autrement. Et je vois mal, compte tenu de la puissance des institutions actuelles, comment un tel changement serait possible.

Il y aurait énormément de choses à dire dans ce contexte, en particulier à propos des jeunes. C'est un sujet très délicat. Il y a de nombreux jeunes prometteurs, comme on dit, qui sont dans le système tout en n'étant pas dupes. Mais le système est tellement fort qu'il y a aussi une majorité de jeunes qui sont complètement phagocytés par lui, qui ne jurent que par Vanessa Demouy, Hélène et les Garçons, les compils, les baskets, etc.

J'ai vu naître ça avec Filipacchi, etc., quand on a transformé la jeunesse -- avec toutes les exceptions qu'on voudra -- en une clientèle de consommateurs. C'est un mouvement puissant. Et pourtant, là encore, il ne s'agit pas d'accusations morales. Les mêmes jeunes qui aujourd'hui passent leur temps à admirer Ophélie Winter et à s'acheter des compils, s'ils avaient vécu à l'époque de la Résistance, seraient peut-être partis dans les maquis. C'est une question de milieu, et de culture.

Mais justement, vu les intérêts en jeu et vu l'espèce d'instinct de préservation du système, peut-on véritablement espérer que les traditions auxquelles nous faisions allusion renaissent ? Théoriquement, c'est peut-être pas impossible, mais...

Pour qu'elles aient à renaître, il faudrait qu'elles soient mortes. Or je pense qu'elles n'ont jamais disparu. Il faut peut-être simplement qu'elles s'assument un peu plus. L'humanisme n'a jamais disparu, la spiritualité n'a jamais disparu...

Pour ce qui est de l'écologie, je trouve très sain que les gens ne fassent plus confiance au mouvement écologique tel qu'il a existé. Cependant le coeur du mouvement n'a pas disparu. Seuls ont disparu ceux qui s'en sont servi pour atteindre le pouvoir politique. Mais c'étaient des gens de pouvoir, pas des êtres d'idées. Il faut bien voir qu'il fut un temps où il y avait tellement de subventions destinées à l'écologie que les gens se précipitaient pour créer leur association et obtenir ainsi une place en vue au sein de la société. Cela a fonctionné tant que l'argent, beaucoup d'argent, a circulé. Mais tous ces gens, "de passage" comme dirait Nietzsche, n'étaient pas les vrais écologistes. Et personne n'a jamais été dupe, surtout pas eux...

Les écolos que je connais, dont je ne fais pas partie (je ne suis pas écolo, mais plutôt en faveur d'un écosystème général), et que je vois à l'oeuvre depuis que je suis en France, c'est-à-dire depuis plus de 20 ans, ceux-là n'ont jamais cessé et ne cesseront pas de travailler sur le terrain. On n'entend pas parler d'eux parce qu'ils sont perdus dans leurs villes ou leurs campagnes, mais ils existent toujours. Je l'affirme donc, le mouvement écologique en France n'a pas disparu.

Sur ce point, je serais volontiers d'accord; je ne dis pas qu'il a disparu. Mais il a perdu de la force et de l'ampleur dans la conscience collective commune. Enfin je me trompe peut-être, mais...

Il a perdu de la force médiatique, mais sur le terrain, ça continue...

Oui mais on en revient toujours au cercle vicieux. Vu l'importance des médias, et puisque les gens vivent greffés sur les médias, le fait que l'écologie n'y soit plus très présente n'a rien d'anecdotique.

À moins que l'on ne cesse enfin de mesurer à l'aune des médias quelque courant ou mouvement de pensée que ce soit. D'autant que l'on sait bien qu'ils surfent aussi souvent sur de fausses tendances.

Oui, mais une fausse tendance qui se comporte ou qui apparaît comme si elle était la vraie, se trouve déjà à moitié vraie, culturellement. Je veux dire qu'on ne peut pas s'en tirer simplement en disant : "C'est seulement les médias".

Non. Mais ils font partie des structures périssables, et ils tomberont comme les autres...

Oui (rires). Mais en attendant ils demeurent puissants et contribuent à maintenir le système.

Selon Nietzsche, nous nous dirigeons vers un esclavage spirituel, voire une mort spirituelle telle qu'on n'en a encore jamais connue.

Lorsqu'un système évolue comme il évolue en ce moment, il faut en effet se demander s'il ne se perd pas quelque chose de fondamental. Mais c'est une question très difficile. Car que veut dire "vie spirituelle" ? Il me semble que, dans l'idée de spiritualité, il y a l'idée de dépassement, l'idée qu'il faut vivre au-dessus du seul monde économique ou technique. Il y a aussi l'idée d'effort, et d'une certaine façon l'idée d'art : l'idée d'art, appliquée à soi-même.

Je dis quelque part qu'une société ou une culture est une oeuvre d'art. Nous avons déjà rencontré le problème. À moins d'être des héros, les gens d'aujourd'hui, éduqués dans notre système, peuvent-ils encore avoir une idée de ce que Nietzsche veut signifier lorsqu'il dit que si nous vivons dans une facilité excessive, en ne pensant qu'à la consommation, aux petits plaisirs dont parle Tocqueville, nous perdons la vie spirituelle?

Aujourd'hui, il est devenu difficile de dire qu'on n'existe qu'en résistant, en s'opposant à quelque chose, en surmontant. D'où l'idée qu'il faut se structurer, comme une oeuvre d'art, notamment en faisant des choix, c'est-à-dire en adoptant certaines valeurs plutôt que d'autres. C'est une attitude inséparable de l'idée d'effort. Sans effort, je me demande si la notion même de vie spirituelle a encore un sens.

Or pour le moment, si on regarde la situation dans son ensemble, on a l'impression que toutes les tendances qui s'exercent autour de nous, s'orientent vers la dissolution de l'effort. C'est le but même d'une société technique, d'une société de consommation, d'automatisation, que de supprimer cette notion d'effort. Il faut que tout soit automatique, que vous n'ayez plus qu'à appuyer sur un bouton pour que les choses se fassent. Et vous finissez par ne plus exister.

Mais cela va beaucoup plus loin encore, parce qu'on entre à présent dans une société du virtuel, où la notion même de monde physique disparaît. C'est vraiment fondamental, car le fait de n'avoir plus de corps n'implique pas pour autant que l'on soit pur esprit, au sens classique, ou que l'on ait simplement un esprit. Il se peut que l'on n'ait plus ni l'un ni l'autre. En d'autres termes, l'esprit ne communiquant plus avec un corps, sinon par le biais d'images virtuelles ou en faisant l'amour à distance avec des harnais à sensations, on risque une sorte de dé-réalisation...

On voit se profiler des questions tout à fait majeures, des questions qui seront sûrement des questions essentielles de l'an 2 000 : qu'est-ce qu'avoir une identité ? Peut-on vivre si on n'est pas enraciné dans un monde qui soit à la fois humain et concret ? Qu'est-ce qu'un monde vivable, c'est-à-dire un monde dans lequel on peut être une personne, au sens le plus fort du mot ? Que les techniques modernes de l'information apportent beaucoup, c'est en un sens évident. Mais il y a des risques. Le flux hétéroclite des informations peut avoir des effets déstructurants. On finit par tout savoir et n'être plus rien. Dans mon livre, je me suis permis de noter que des vieillards meurent seuls dans leur appartement pendant que tous les habitants de l'immeuble sont plantés devant leur télé et contemplent toutes les grandes catastrophes mondiales...

Je fais de nouveau référence à Lévi-Strauss, qui, je le répète, est un homme très séditieux. Il va jusqu'à dire qu'il faut savoir accepter des limites, qu'il faut ne pas être trop interculturel -- ce qui est évidemment culturellement incorrect aujourd'hui. Selon lui, on ne peut se construire qu'en choisissant certaines valeurs et en en refusant d'autres. C'est le contraire du discours d'un certain nombre d'intellectuels que je m'abstiendrai de mentionner: "On n'aura plus une personnalité, une identité. Avant, les gens étaient soit le saint, soit le chevalier, soit le citoyen grec... Mais tout ça, c'est du passé, ce sont des bêtises. Dorénavant, on aura plusieurs identités dans une vie, et même plusieurs par semaine." Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Peut-on se dispenser d'avoir une identité culturelle ? Sans repères, on risque de s'étaler comme une bouse de vache trop molle qui n'a plus de limite nulle part.

Il faudrait à ce sujet évoquer un autre point précis : l'idéologie cybernétique. Je ne parle même pas de l'informatique ou du virtuel, mais de la cybernétique en général, au sens de Wiener lui-même. Il n'y a qu'à lire son bouquin, Cybernétique et Société, que je cite en plusieurs endroits. On y trouve toute l'idéologie actuelle des communicationnistes, selon laquelle avec des feed-back, en faisant circuler de l'information, pof-pof-pof, on peut arriver à un consensus global. Il s'agit de tout arranger par l'information, par la communication, et de faire tout fonctionner mécaniquement.

Je crois que tout cela est très dangereux, comme l'anarchiste Raymond Borde l'a bien senti. C'est un type que j'admire beaucoup. Il faut lire son livre L'Extricable. Il écrit par exemple : "dans l'ordre des déjections sociales, le psychotechnicien se situe entre le curé et le commissaire..." !

Pour en revenir à l'information, Philippe Breton montre très bien que la société idéale qui se veut rationnelle et cybernétique est une société qui vit sur l'idée qu'on peut éliminer le conflit. Pour elle, l'opacité devient insupportable. Il faut sans cesse tout savoir sur tout le monde, et chacun doit donner son information. J'en plaisante un peu dans mon bouquin : "En 1995-96, il y avait encore des Français qui acceptaient de répondre aux sondeurs et autres enquêteurs..." C'est un article premier de mon éthique : ne jamais répondre à un rigolo qui me dit "Allez, répondez, est-ce que vous aimez le fromage blanc ? Est-ce que vous le préférez à la fraise ou à la framboise ?" Allez vous faire voir ! Il faut lutter contre tout ça. On passe pour un anormal si on ne répond plus aux sondages, si on refuse de jouer ce jeu de l'entropie généralisée où tout est mélangé pour obtenir une sorte d'eau rosâtre censée représenter ce qu'ils appellent la "moyenne" ! Parce que bien sûr, une fois qu'on a défini le "Français moyen", on peut cibler les campagnes de pub, etc.

Et il faut voir l'usage que l'on fait des "statistiques"... Je cite des trucs à la fois marrants et complètement débiles qui ont été publiés dans un journal branché, des statistiques du genre : "Un homme de 70 ans a passé 92 jours de sa vie à se laver les dents", etc. Du coup les gens se voient à travers la notion de moyenne, et se dissolvent. Il serait possible de montrer que tout cela a des effets pervers au niveau des représentations mentales. Or la vie spirituelle commence là. À partir du moment où il faut vraiment être transparent et expliquer au premier sondeur venu si on aime le boudin ou si on préfère l'andouillette, exister, être opaque devient une sorte de faute sociale. Tout est fait pour que vous deveniez transparents; et si on applique le vieux principe "tout ce qui est à l'intérieur est aussi à l'extérieur", on comprend évidemment le problème du flicage. L'enregistrement de l'information, le fait que tous vos numéros de téléphone soient notés, avec vos règlements bancaires... tout cela va de pair. Il y a là quelque chose d'extrêmement menaçant.

Je note à nouveau que l'écrasante majorité des gens, en tout cas ceux que nous pouvons rencontrer, sont conscients de la situation. Tout comme Faust, ils choisissent. Par sécurité. Pour être conformes. Ils font le choix délibéré de l'assurance et de la conformité, et c'est donc bien une servitude volontaire : ils sont conscients !

D'une certaine façon je suis d'accord : tout se passe comme s'ils choisissaient. Mais choisissent-ils vraiment ? Sont-ils vraiment conscients ? On risque de formuler un reproche moral excessif.

Non, c'est un constat de faits.

Comme je le disais, il faudrait être héroïque, et une société ne peut pas fonctionner qu'avec des héros. Si j'hésite à parler de "servitute volontaire" c'est parce que je ne veux pas avoir l'air d'accabler les gens. S'il fallait taper sur quelqu'un, ce serait sûrement sur les élites, sur ceux qui ont vraiment du pouvoir. Mais même ceux-là, savent-ils vraiment ce qu'ils font ? Il faut faire attention parce que les gens risquent de croire qu'on leur donne des leçons de morale un peu faciles. Ce serait sûrement injuste.

Je ne trouve pas cela injuste. Mais c'est accablant, parce que nous ne pouvons que constater notre impuissance. Que peut-on faire par exemple face à la toute puissance de la haute technologie ? Face à l'homo scientificus érigé en théologien ? Comme le dit Goethe, "on ne s'imagine pas tout ce qu'il y a de mort et de meurtrier dans les sciences."

Ah l'homo scientificus... celui qui fait les théories, qui prolonge les techniques. Je le considère évidemment comme le théologien du monde moderne. C'est son dernier avatar, sa forme la plus sublimée. Mais le plus important, c'est bien la mécanisation du monde. Tout le travail, pour la science moderne, a été fait avec Descartes, et Descartes lui, couronne plusieurs siècles de culte de la mécanique. Pour lui, le monde n'est qu'une machine. Ceci étant posé, le scientifique est celui qui trouvera les lois de la machine et en décortiquera mathématiquement les rouages. C'est, d'emblée, une sorte de mort spirituelle. Le monde n'a plus d'âme, et le scientifique est celui qui va tout objectiver.

Tu fais dire au (futur) professeur Dupin : "L'un des personnages les plus étranges de l'Occident a été le savant, l'homme de sciences. Disons le tout net, il a joué sur tous les tableaux. D'une part il était complètement intégré à la culture bourgeoise, et plus précisément au complexe militaro-industriel, d'autre part il se présentait volontiers comme l'incarnation de la Pure Raison et même comme le parfait maître à penser des temps modernes. [...] Pourquoi les scientifiques ont-ils joui d'un prestige qui nous paraît aujourd'hui démesuré ?"

J'ai pris parmi d'autres l'exemple d'Einstein. Je n'ai rien du tout contre lui, mais c'est un cas typique de mystification. Einstein incarne d'une certaine façon les deux figures. D'un côté, il est le père de la théorie de la Relativité; il incarne le "grand savant", le grand théoricien. D'un autre côté, il y a toujours des gens qui citent "Dieu ne joue pas aux dés", etc., et qui font apparaître Einstein comme une sorte de patriarche, et même de maître à penser de la morale. Or s'il a été pacifiste, au moins pendant les dernières années de sa vie, il a en même temps contribué, qu'on le veuille ou non, à faire naître la bombe atomique. Autrement dit, Einstein a joué sur tous les tableaux. À tout le moins, il n'a pas compris le fonctionnement social de la science. Il n'a pas compris ce qui est évident pour tous les historiens des techniques, à savoir que la science et la technique ont toujours été associées, et que tout développement des sciences annonce des développements de la technique et en particulier des développements des armements militaires. Même si les Occidentaux ne l'ont pas voulu, les représentants des techniques, en faisant évoluer les techniques, et les scientifiques en faisant évoluer la science, ont mis au point des découvertes qui, quasi-systématiquement, ont amené la mise au point d'armes nouvelles. Quand on fait de l'histoire, c'est une évidence.

Et c'est normal ! Mais il faudrait s'engager là dans une réflexion proprement culturelle, et prendre conscience de ce qu'est véritablement la science expérimentale. Il y a des théories, mais c'est dans le langage des ingénieurs qu'elle interroge la nature. Faire de la science expérimentale, c'est faire en petit, au labo, ce qui pourra être fait en grand dans l'usine. On est à l'opposé de la science contemplative des Anciens; c'est une science opératoire. Même dans sa partie la plus théorique, et même si ce n'est pas volontaire, une science opératoire annonce des applications. En ce sens, la science moderne est une technoscience, c'est-à-dire une science qui, dans son mouvement principal, est inséparable du développement des techniques.

À une certaine époque, j'ai travaillé sur les rapports entre la science, les militaires et l'armement. Je me souviens qu'il y avait à l'époque un officier, dont j'ai eu le nom sous les yeux, chargé de surveiller toutes les découvertes, y compris en astronomie ou en cosmologie, afin de voir si on ne pouvait pas en tirer un profit militaire. Je cite l'exemple des pulsars : à peine le professeur Nimbus avait-il découvert des radio-sources dans les cieux que la précision des tirs atomiques s'ést vue améliorée d'un facteur deux ! Comme ça, immédiatement !

De façon générale, les militaires entretiennent des rapports très étroits avec les scientifiques. Aux États-Unis, grâce à de nombreux centres qui recueillent systématiquement des informations, ils exploitent toutes les théories, toutes les avancées technologiques. On peut aussi citer l'exemple des naturalistes, ces bons scientifiques, inoffensifs, qui étudient gentiment la nature. L'écologie, c'est épatant ! Il y a des émissions -- je l'ai vu de mes propres yeux -- où on écoute le bruit que font divers animaux marins. Il y a de braves gens avec des espèces de stéthoscopes qui disent : "Regardez, quand les langoustes font l'amour, écoutez le bruit que ça fait... "cricc-cri-criic-ccra"... c'est formidable la nature, les beautés de la nature..." Tout ça dans des émissions du genre "La Vie des animaux", etc. Mais parfois ce sont des recherches directement payées par des militaires, américains ou autres. Car lorsque l'on met au point un système d'armes, il faut faire des études de toutes sortes. Il ne s'agit pas simplement de construire le sous-marin atomique et les fusées à têtes multiples avec leurs dispositifs de guidage miniaturisés. Il faut également assurer la sécurité des signaux et faire en sorte qu'au moment où vous allez envoyer des missiles, ce ne soit pas deux langoustes en train de faire l'amour au fond de la mer qui déclenchent le lancement... Tout cela est d'une logique parfaite. Alors on va chercher des naturalistes en blouse blanche, qui ensuite viennent dire à la télé : "Ah, la vie des animaux, comme c'est mignon..."

À l'époque où j'ai étudié tout ça, l'armée française n'avait pas ses propres laboratoires scientifiques. Toutes les recherches requises par les armements étaient donc faites par des laboratoires civils, et souvent même par des laboratoires universitaires, chacun n'ayant qu'un tout petit bout du puzzle.

On pourrait multiplier les exemples. Même en astronomie, ou dans les sciences humaines. Il y a des tas de projets où on envoie de braves sociologues et linguistes étudier des sociétés africaines -- c'est d'ailleurs pour ça que les sociologues-larbins courent les rues. Des médecins également, payés par la CIA, vont étudier les maladies africaines. C'est uniquement parce que si vous voulez envoyer des parachutistes dans des régions sensibles, où il peut y avoir des révolutions, il est impératif que vous connaissiez les moeurs du pays, les maladies, et que vous ayez préparé des vaccins.

Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de véritables théories scientifiques. On peut toujours faire la synthèse des recherches en les présentant comme de la "science pure". Je veux seulement souligner que le travail scientifique, en pratique, est étroitement incorporé au système. Je prendrai un dernier exemple. Dans certains laboratoires civils, si vous demandez aux gens : "Alors toi, tu fais quoi au labo ?", ils vous répondent tranquillement : "Je travaille sur le développement des micro-organismes dans le vide". Ce sont même parfois des pacifistes actifs. N'empêche que de telles études ont été commandées par l'armée américaine afin d'éviter que les mécanismes miniaturisés utilisés dans les missiles ne soient altérés par la prolifération de micro-champignons. Une fois isolé, ce thème de recherche s'énonce ainsi : "Le développement des micro-organismes dans le vide". Et le type qui travaille là-dessus peut raconter en toute bonne foi à ses copains ou à sa petite amie qu'il fait de la recherche pure. Mais en réalité, tout cela est planifié, intégré... On pourrait montrer comment en Occident la science expérimentale s'est toujours développée en liaison avec les techniques. Même si, subjectivement, il y a des scientifiques qui essaient de travailler pour la vérité pure, culturellement, socialement, ils travaillent en liaison étroite avec le complexe militaro-industriel. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard si l'armée est le plus gros consommateur de recherche scientifique.

Ce qui est incroyable, c'est qu'un homme comme Einstein puisse avoir ignoré tout ça. Cela vaut aussi pour ceux qui voudraient aujourd'hui, de surcroît, s'attribuer le pouvoir moral. Je ne veux pas insister, mais Jean-Pierre Changeux -- grand neurologue, président du Comité national d'éthique, et qui ose rêver d'un ordinateur éthique -- est un exemple significatif : les scientifiques, spontanément, tendent à devenir des "maîtres de vérité".

C'est de l'anthropologie générale : toute société -- j'allais dire pour des raisons psychologiques -- veut un papa, ou en tout cas des gens qui disent la vérité. Cela correspond sans doute à une exigence mentale. Toute la collectivité, même de trois cents personnes, a besoin d'avoir une certaine image du monde, une certaine image de ce qu'est l'Homme. Il fut un temps où on demandait cette image aux curés, et où la réponse se trouvait par exemple dans la Genèse. On expliquait ainsi comment le monde avait été créé, comment la vie était apparue.

Avec la prise de pouvoir effectuée par la technique -- qui ne se comprend aujourd'hui qu'en relation avec la science -- on demande à présent la vérité aux scientifiques, même en matière de cosmologie ou de théologie. Et tout cela se fait avec la plus grande naïveté : pour expliquer la vie, les gens se réfèrent à Darwin; pour savoir comment est né l'univers, ils se tournent vers Hubert Reeves, etc. C'est pour cette raison que je critique Stephen Hawking. Sous prétexte qu'il est le successeur de Newton dans la chaire de mathématiques de Cambridge, il ose tenir des propos de ce genre : " J'ai fait une hypothèse, et si mon hypothèse est juste, alors Dieu n'existe pas " !

Cela me rappelle un graffiti. Quelqu'un avait écrit "Dieu est mort", et c'était signé "Nietzsche". Au-dessous, un autre avait ajouté "Nietzsche est mort" et signé "Dieu". Alors continuons : "Hawking n'existe pas non plus" (Dieu).

Hawking va jusqu'à se comparer à Galilée, puisqu'il ajoute : " Ah, mais ça je ne le dis pas trop fort... Heureusement que l'Église n'est pas au courant, sinon on me ferait un procès, et puis on me brûlerait... " Ça rejoint ce qu'on disait à propos du sens spirituel, parce qu'il y a de bons bourgeois qui achètent son bouquin et qui en discutent : "Hawking, oh là là, successeur de Newton... si sa théorie est juste, Dieu n'existe pas..." Ça me fait toujours penser au capitaine Haddock, qui dit dans je ne sais plus quel Tintin : "Si mes calculs sont justes, nous nous trouvons dans Saint-Pierre de Rome." Tout cela ne vole pas haut. Voilà pourquoi il faut résister ...

Je voudrais revenir sur le cas Einstein. Il était intelligent, humainement sympathique. Mais quand il philosophe, il manque souvent de rigueur et de cohérence. Sur Dieu et la science, il tient des propos raisonnables. Pour faire de la science, dit-il, il faut un certain sens religieux, une certaine Religiösität. Mais il tient aussi des raisonnements qu'on peut juger simplets, tels que celui-ci : "Je n'ai pas voulu la bombe atomique, donc je n'ai aucune responsabilité". Or, qu'on le veuille ou non, les scientifiques ont bien préparé les choses, Einstein en écrivant E = mc2, Joliot-Curie en mettant au point la fission de l'uranium, etc. Et faut-il rappeler que, par deux fois, Einstein a écrit au président Roosevelt pour lui demander de fabriquer la bombe atomique ?

Très souvent, les discours sur la neutralité de la science sont surprenants -- et même incroyables... On ne peut pas accuser carrément Einstein de mauvaise foi; mais comment a-t-il pu raconter que les savants allemands étaient méchants parce qu'ils fabriquaient des V2 -- et que seuls de jeunes chercheurs américains s'étaient laissés aller à fabriquer la bombe atomique (projet Manhattan) ? Un tel discours est proprement ahurissant; il est en effet assuré que des chercheurs confirmés (tels Fermi et Oppenheimer) ont travaillé à la bombe.

On pourrait faire des remarques analogues à propos de la cybernétique, de l'automatisation. Les théoriciens, de cent façons, ont rendu possible et même légitimé toutes sortes d'entreprises de "mécanisation" qui n'ont rien de neutre sur le plan social. J'aurais pu le dire en termes encore plus radicaux : toute société a sa science, et la science est la façon de s'approprier le réel. Il n'y a pas de science neutre.

Pour ce qui est de la science occidentale, qu'on le veuille ou non, le postulat majeur se trouve chez Descartes : il faut que les hommes deviennent "comme maîtres et possesseurs de la nature". La tentative de maîtrise et de possession de la nature débouche forcément sur les techniques; et puisque les hommes eux-mêmes font partie de la nature, ils sont également visés, ce qui conduit à de véritables délires sociaux. Par conséquent, si on ne voit pas que la science correspond toujours à une philosophie, et donc à un projet précis, on s'enferme dans tous les mythes de la science pure.

Un dernier mot : je n'accuse aucunement les hommes de science d'avoir monté un complot. Ce n'est pas du tout qu'ils soient "méchants" ! Ils sont emportés par un mouvement historique qui les dépasse.

À ce sujet, tu reprends la formule de Testard disant qu'ils sont "le bras armé d'un dessein inconscient".

Oui. On peut par exemple évoquer le cas des socio-biologistes. Sous prétexte qu'ils étudient le comportement animal (en général en liaison étroite avec la génétique, puisque la socio-biologie s'intéresse spécialement à la préservation et à la reproduction des gènes), ils croient pouvoir fonder une théorie de la violence, de la sexualité, de la religion... C'est du moins l'ambition d'un certain nombre d'entre eux. Quelques-uns, comme Wilson, disent textuellement qu'il faut reléguer aux oubliettes tous ceux qui se réclament de la religion, de la philosophie et de la sagesse. Il faut noter que certains experts se laissent entraîner sur cette voie en quelque sorte malgré eux.

Je me souviens d'avoir vu à la télé des hommes de science qu'on interrogeait sur les fourmis. Les journalistes leur posaient des questions du type : "Ah, les fourmis, c'est bien! Mais alors, c'est vraiment une société ? Faut-il qu'on vive comme les fourmis?" Comme si les fourmis allaient nous dicter notre mode de vie ! C'était vraiment n'importe quoi, et ça continue. Bien souvent, c'est le public qui sollicite ainsi d'honnêtes scientifiques. Même s'ils disent ne pas être en mesure de répondre, ils sont en position de pouvoir.

Que ce soit bien clair : il s'agit d'un phénomène culturel, d'un mouvement qui a de lointaines racines historiques. Beaucoup de scientifiques, en fait, ne se rendent pas compte que la science n'émet pas simplement des idées, des théories, mais aussi des images, des fantasmes. Ils ne sont pas conscients d'occuper une position dominante. Comme pourraient-ils sortir d'une situation dont ils ne sont pas conscients. Là-dessus tu as raison: s'ils devenaient conscients, cela les aiderait.

C'est pour cela qu'il est important de faire un peu d'histoire et de se demander comment l'Occident en est arrivé là. Comment le "rationalisme scientifique" s'est-il imposé ? Saint-Simon au début du XIXe siècle, a eu le mérite d'y voir clair du point de vue historique. Il explique que, jusqu'au XIIe siècle, la société était rurale, féodale, chrétienne, et qu'elle s'est ensuite forgé un idéal industriel et scientifique. Il convient donc (c'est Saint-Simon qui parle) de mettre les choses en ordre, c'est-à-dire de donner officiellement le pouvoir à ceux qui en fait l'ont déjà. Et c'est bien ce qu'avait fait la Révolution française dans son domaine. La ligne d'action était bien définie: donnons le pouvoir politique aux marchands, aux bourgeois, et le pouvoir spirituel aux scientifiques.

C'est une analyse remarquable, qui nous montre à quel point ces gens-là étaient conscients. Ils savaient "justifier" leur prise de pouvoir...

Aujourd'hui, hélas, nos ténors culturels sont moins lucides. Même un homme de science du niveau de François Jacob, prix Nobel, en arrive à analyser la situation en disant qu'il n'y a pas plus d'imbéciles et de malfaisants chez les scientifiques qu'ailleurs... Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est une analyse historique et culturelle très pauvre. Comment se fait-il que même des gens intelligents (j'ai cité Einstein) aient autant de mal à percevoir leur propre rôle dans la société ? Il y a là un grave problème de paupérisation culturelle...

Tu écris dans le chapitre sur l'Homo scientificus : "En fait de vie spirituelle [...], l'Occident moderne a fait preuve d'une insurpassable médiocrité; à la fin du XXe siècle, le mot même de spiritualité n'était plus compris. Il est donc assez ironique que "la science" ait été identifiée à un pouvoir spirituel. Mais cette illusion a persisté jusqu'à la Grande Implosion : les Occidentaux, inlassablement, se sont tournés vers les hommes de science pour leur demander des leçons de métaphysique, de politique et de morale".

Oui, il est clair que certains problèmes qui relevaient de la philosophie ou de la religion, sont aujourd'hui confiés aux scientifiques. À mes yeux, c'est une sorte d'abus de pouvoir. Il est clair, par exemple, qu'un problème comme celui du sexisme ne relève pas d'une discussion "scientifique". La solution ne dépend pas des experts, mais d'un choix culturel, philosophique. Certes, on peut toujours s'informer, enrichir le "dossier" en consultant les sociologues ou les psychologues... Mais les questions de ce genre ne doivent pas être "colonisées" par les scientifiques. C'est très net dans le cas du racisme. Y a-t-il des "races" ? Et y a-t-il des races "inférieures" ? Certains biologistes se réfèrent à la génétique pour répondre. Ils disent par exemple : "les races n'existent pas, car on n'a pas trouvé de gènes marqueurs". Premièrement, il y a des chercheurs qui contestent cette affirmation. Mais même s'il n'y a effectivement pas de gènes marqueurs (c'est-à-dire des gènes vraiment spécifiques aux Africains, d'autres spécifiques aux Indo-Européens, etc.) il est ahurissant d'imaginer qu'on puisse fonder son attitude philosophique envers les divers peuples de la planète sur de tels critères ! Ce n'est pas à la science de dire : "il y a des gènes marqueurs ou il n'y en a pas, donc il faut être raciste ou non."

C'est vraiment dramatique, parce qu'imaginons justement que le lendemain matin, on découvre un gène spécial concernant les Africains. Alors tout ce raisonnement tomberait par terre -- et on aurait le "droit" d'être raciste ! Il est à peine croyable que des représentants de l'élite française lancent de telles idées et soient imprimés par de grands éditeurs "culturellement corrects". Bien sûr, certains de ces experts scientifiques ont le sentiment de lutter pour une juste cause. Mais leur impérialisme scientifique n'en est pas moins dangereux.

Il n'y a pas longtemps, j'ai vu à la télévision un illustre professeur qui se fondait sur ses hautes compétences en biologie pour expliquer très dogmatiquement qu'un embryon, au début de son développement, n'était pas vraiment un être vivant, une "personne". Je pense que ce n'est pas à la "science" d'en décider. C'est l'affaire de tous, l'affaire d'une culture, une question philosophique ouverte. Je ne dis pas cela, évidemment, pour me ranger dans le camp de ceux qui refusent l'IVG ! Je veux seulement dire que les problèmes humains soulevés par les IVG et les PMA (préparations médicalement assistées) ne doivent pas être confiés prioritairement aux experts. Ils peuvent peut-être enrichir la réflexion. Mais ce n'est pas à eux de trancher.

Dans le domaine de l'économie, on retrouve les mêmes difficultés. Par exemple, des économistes distingués peuvent nous conseiller gentiment: "Ah non, moi, je ne suis pas pour qu'on opprime les ouvriers, mais tout de même, je pense qu'il faut réduire les salaires parce que la théorie l'exige..." L'expertise scientifique peut être massacrante, et pas seulement dans le domaine de la morale !

À propos du thème de notre revue, "Des idées et des âmes", pourrais-tu nous dire ce qui t'a nourri ?

Oh, j'ai été "nourri" de tous les côtés ! J'ai été élevé dans une famille catholique; mais je ne suis plus catholique depuis longtemps. Et j'ai aussi passé quatre années au Prytanée militaire de La Flèche, sans devenir militaire pour autant... J'ai été également nourri par les littéraires, puisque j'ai passé l'agrégation de lettres classiques; puis par les philosophes, puisque j'ai passé l'agrèg. de philosophie. Mais, en fait, je n'ai pratiquement suivi aucun cours de philosophie à la fac. Que ce soit en lettres ou en philo, mes lectures ont été longtemps éclectiques; il y a beaucoup d'auteurs importants que je n'ai lu sérieusement qu'assez tard (Michelet, Comte et bien d'autres). Comme tout étudiant, j'ai lu des classiques d'Eschyle à Proust en passant par Platon, Aristote, Montaigne, Pascal, Leibniz, etc. Mais je ne suis ni platonicien, ni leibnizien, et encore moins cartésien...

J'insisterai seulement sur un point : j'ai manifesté une grande méfiance à l'égard de la philosophie universitaire. Vous verriez cela en lisant mon premier bouquin Socrate fonctionnaire. C'est un pamphlet contre les philosophes, dans lequel je disais qu'ils ne faisaient pas leur boulot, et que les philosophes universitaires préféraient bricoler des travaux spécialisés au lieu d'aborder les questions essentielles de notre temps. Inutile de dire que je n'ai pas fait une brillante carrière en tant que philosophe universitaire...

Que signifie "spirituel" pour toi ?

Question piège, en tous cas question délicate. J'ai fait exprès de ne pas définir dans mon livre ce genre de notion... On n'en sortirait pas. C'est comme pour le mot "poésie" -- Ou bien on donne un sens trop étroit, ou bien on s'englue dans des analyses sans fin -- J'ai choisi d'éviter ces sortes de définitions; c'est une stratégie...

Ou peut-être une pédagogie...

Pour définir les mots, on peut avoir recours à la sémantique directe, comme dans le dictionnaire, en disant "Voilà, ceci signifie cela", ou bien procéder de façon pragmatique, c'est-à-dire par l'exemple. En ce cas, on ne définit pas les mots, mais à force de les employer dans diverses phrases, on en fait surgir le sens. C'est d'ailleurs comme cela que les enfants apprennent : on leur donne des phrases, et petit à petit, ils font des recoupements. Finalement, le sens d'un mot, c'est l'ensemble des situations dans lesquelles il peut être employé.

Le "spirituel", justement, je m'abstiens de le définir de face. Autant le dire tout de suite : je ne crois pas en Dieu, ni au sens chrétien, ni, sans doute en aucun sens vraiment religieux... Le mot spirituel, j'essaye de le déconnecter de tout ce qui pourrait le rattacher à je ne sais quelle religiosité occidentale un peu trop fade, à tout ce qui pourrait rappeler, chez nous, un "spiritualisme delavé"... Comme tu as pu voir, j'ai souvent associé le mot spirituel au mot poésie. Je me rends compte, en fait, que je me suis servi du mot spirituel pour lutter contre l'espèce de sécheresse et de platitude qui règne dans notre société industrielle et marchande. Avoir le souci du spirituel, c'est éprouver le besoin de s'élever au-dessus de tout ça.

Je ne crois pas non plus en Dieu au sens classique; il n'empêche que je crois en Dieu, et en la gnose. Et par ailleurs je fais un distinguo entre catholicisme et christianisme.

Tu soulèves là de vastes questions. Elles sont sûrement de première importance, mais je me sens incapable de répondre à la fois intelligemment et rapidement. Et puis je connais trop mal la gnose, même si ce que j'ai lu sur le sujet me fascine... Pardonne-moi de dire les choses simplistement : je ne suis pas monothéiste. Je suis très réticent à l'égard de l'idée d'un dieu personnel, avec ou sans barbe blanche, qui serait le créateur du monde. Je trouve, à tort ou à raison, que l'existence d'un Dieu transcendant complètement séparé est à la fois incompréhensible et inacceptable. Bien que je le connaisse assez mal, je me sens plus proche de l'Orient dans la mesure où je n'y trouve pas cette idée d'un Dieu transcendant et créateur, qui aurait fabriqué le monde comme une machine. Parce que dès qu'on voit les choses de cette façon-là, on est guetté par tout ce qu'il y a de pire dans le cartésianisme. Il me paraît essentiel, humainement, de préserver l'idée de Totalité, le sentiment de la vie universelle...

Serais-tu panthéiste ?

Dans panthéisme il y a le mot théisme, et il ne me plaît pas (rires). S'il fallait faire un choix, je prendrais plus volontiers des mots comme animiste. Bien sûr, je suis trop marqué par mon hérédité rationaliste pour devenir un véritable animiste ! Mais, effectivement, je me sens plus proche de la sensibilité des Indiens et des Africains -- du moins tels que je les perçois à travers ce que je connais. Je le répète, je ne sépare pas la spiritualité de la poésie. Je dirais qu'avoir une vie spirituelle, c'est donner une large place à l'imagination, à la sensibilité, à l'affectivité; et aussi avoir conscience de ce que les stoïciens appelaient la sympathie universelle. Ce qu'il faut c'est avoir tous les sens éveillés. Et je m'explique aussitôt : je ne considère pas l'âme comme une entité particulière, comme une substance séparée, mais plutôt comme un sens particulier. Il y a l'odorat, la vue, l'ouïe... et il y a des gens qui ont un sens spirituel, qui ont un sens de l'âme, qui ont du coeur. Il me paraît essentiel, autrement dit, de refuser l'anthropologie occidentale, celle qui se manifeste de façon dramatique dans la doctrine cartésienne de l'âme et du corps. Ce mélange de christianisme et de matérialisme me semble catastrophique; il tue ce que j'appelle la vie spirituelle. Hélas, j'ai souvent constaté qu'il était difficile, chez nous, de lutter sur ce terrain.

Pourtant, il s'agit là de quelque chose de très concret et de très urgent. Comme j'ai tenté de l'exprimer dans mon bouquin, la spiritualité commence par une démarche élémentaire : s'élever au-dessus d'un monde d'épiciers, une culture d'épiciers, de gens qui pensent toute la journée au rapport qualité-prix, à leurs SICAV, à ce qu'ils lisent dans l'Equipe ou les revues sur les bagnoles, etc. Bref, il ne faut pas s'enliser dans le matérialisme grossier de la société de consommation; il faut s'efforcer de ne pas se faire laminer par une société plate, désespérément plate. La spiritualité, elle commence là. Mon but n'est pas de célébrer de façon univoque Valentin le gnostique ou saint Augustin, mais de plaider pour une sorte de libération. Il faut respirer, prendre un peu de hauteur, se donner la liberté de réfléchir sur la société que nous voulons, etc.

Si l'idée de vie universelle me paraît importante c'est précisément parce qu'elle permet d'étendre notre horizon; elle peut nous aider à oublier notre européocentrisme et notre nombrilisme individualiste... Et, ce qui est tout aussi important, elle libère l'imagination et nos facultés poétiques. En Occident, d'ailleurs, la tradition de la vie spirituelle a longtemps été vivante, bien plus vivante que ne le fait croire la propagande "rationaliste". Galilée lui-même, a tiré des horoscopes (en particulier ceux de ses filles). Il a envoyé à Monseigneur Dini de très étranges lettres où il expliquait que le Soleil réchauffait le monde et était la source de la vie universelle. Textes scandaleux, pour les " modernes ", et qui doivent beaucoup à la Kabbale...

Au passage, je tiens à dire que je regrette d'avoir consacré trop peu de temps à l'histoire des religions, à l'étude des grands courants spirituels de l'humanité. Car l'histoire des sciences, c'est bien. Mais explorer les autres domaines de l'imagination humaine, c'est au moins aussi important. Descartes, aujourd'hui, me tombe des mains. C'est une lecture qui me rend triste, qui me replonge dans les zones les plus froides et les plus sinistres de la pensée occidentale.

Je suis d'accord avec toi, mais je pense quand même qu'il y a une mauvaise lecture de Descartes. Vous autres Français, en êtes sans doute trop proches. C'est comme pour le Soleil : trop de lumière, ça éblouit !

Ce n'est pas une question de proximité : je parle du rôle qu'il a joué pour l'Occident. C'est un rôle historique.

Dans les lettres qu'il a écrites à la princesse Élisabeth de Bohême -- que tu cites d'ailleurs -- il y a de très belles choses...

Oui je le sais, et c'est pour cela que je termine mon bouquin par une de ces lettres. Mais qu'il n'y ait pas de malentendu, je m'occupe ici d'histoire culturelle; et le Descartes qui est honoré dans la culture occidentale, il faut le dire, c'est le Descartes rationaliste, le Descartes mécaniste. Jacques Monod se réfère explicitement à lui et dit en substance : "La cellule est bien une machine, Descartes avait raison !" La lettre à Élisabeth de Bohême que je cite et où il dit que nous ne sommes qu'une partie de l'univers, que nous devons faire preuve de générosité, etc., c'est le Descartes méconnu -- et c'est d'ailleurs une lettre privée, qui n'a pas été publiée de son vivant.

Avant tout, je parle du Descartes officiel et de sa fonction historique. De même pour les énarques, et de même pour Changeux. Parce que Changeux, rentré chez lui, il joue de l'orgue, il fait de la musique. Or mon problème n'est pas là, mais dans le fait qu'il écrit des bouquins expliquant aux élites que le matérialisme n'est pas une philosophie, mais une évidence ! Que ce soit Descartes, Changeux ou un autre, c'est le rôle qu'ils jouent dans la culture, dans notre histoire qui m'intéresse. Il ne s'agit pas d'un palmarès concernant les personnes. Je le répète, c'est le devenir de l'Occident qui me préoccupe.

Descartes indéniablement incarne la plupart des grands idéaux occidentaux -- Il est célèbré, bien souvent, comme un demi-dieu -- Qu'on pense par exemple aux festivités culturelles organisées à la Sorbonne pour le troisième centenaire de sa mort. Alors, ce Descartes-là, il est normal d'en parler sans complaisance et de montrer pourquoi il sert d'alibi aux pires pratiques de la société industrielle.

Revenons à ton livre. Je dois dire qu'il m'a profondément touchée et je tiens à te remercier de nous avoir donné de si bons arguments, si bien détaillés. Étant donné que tout ce que je pense s'y trouve parfaitement ordonné, pour faire comprendre mon point de vue, à présent, il me suffit de le faire lire. Mais je te remercie aussi pour l'espoir qu'il alimente, car j'insiste, pour moi, c'est un livre d'espoir. À ce propos, puisqu'en tant que narrateur tu as survécu à la Grande Implosion, peux-tu nous dire ce qui t'a permis de survivre ?

Ah ça, c'est le livre suivant (rire).

Tu peux bien nous donner le scoop, non ?

De toute manière, je m'en tire en disant dès le début du bouquin que je ne parlerai pas de la Grande Implosion, ni ne décrirai ce qui s'est passé, puisque d'excellents livres d'histoire ont été écrits et racontent déjà tout ça (rire)... La seule chose concrète qu'on peut dire, me semble-t-il, c'est que le monde nouveau n'a pas été inventé par un seul individu, ni grâce à une théorie produite par des intellectuels ou des philosophes, ni par des comités d'experts, etc. Il est clair que c'est un phénomène d'invention collective, et on peut penser que les associations -- dont la vôtre (rires) -- ont joué un rôle clé dans ce processus.

On peut aussi penser que bien des transformations auront été opérées, par exemple dans le domaine de l'enseignement. Dans Le Figaro, Hubert Curien a souhaité qu'on rende l'enseignement plus efficace, plus "rationnel", et qu'on le débarasse de diverses traditions encombrantes. Dans la société nouvelle, au contraire, la poésie, et l'histoire auront une grande place. L'éducation donnera une plus grande place à la sensibilité. Et puis on inventera... Car ce qui est navrant, pour le moment, c'est l'incapacité de nos élites à repenser en profondeur nos habitudes et nos représentations culturelles. Dans le cas du travail, il me semble que c'est patent. Assurément, la tâche est vaste; car toute notre culture, aujourd'hui, va dans le sens du statu quo. La conséquence, c'est qu'on pense au travail en termes techniques. On ne parle que d'heures de travail, de rendement, de productivité, de primes, etc. Sans doute faudrait-il aller plus loin, entreprendre une vraie réflexion sur ce que signifie le travail pour les hommes. Les économistes et les ingénieurs ne suffisent pas. Il faut parler de culture, de sensibilité, et même de spiritualité...

Car le travail a aussi une histoire culturelle. Je cite à ce propos saint Colomban, qui ne croyait pas que le travail puisse avoir une valeur spirituelle. En Irlande, saint Colomban considérait le travail comme une pure pénitence. Il était contre tout culte du travail, alors que les bénédictins, ont au contraire valorisé le travail d'une part comme pénitence, mais également en lui donnant une valeur spirituelle positive. Et bien, au stade où l'on en est, il faudrait que nous ayons des gens, des poètes (et il n'y en a pas beaucoup qui sortent de l'ÉNA, je laisse Normale Sup' de côté (rire), des socio-économico-poètes, qui soient capables d'inventer une nouvelle vision du travail. Une vision du travail qui permettrait aux gens de ne pas vivre l'absence de travail comme une désocialisation ou une déstructuration.

Mais cela supposerait que soient repensés de nouveaux problèmes corrélatifs, à commencer par celui des loisirs. Longtemps, on a cru que les "progrès" permettraient de réduire le temps de travail pour tout le monde. En fait, ça ne s'est pas du tout passé comme ça. Et les "progrès" en question ont fait beaucoup de victimes... De même, on pensait que les loisirs ainsi dégagés permettraient aux gens de se cultiver, de lire Sophocle et Proust, de faire de la musique, etc. Cela s'est vraiment réalisé ? N'entrons pas ici dans le débat de fond. Mais, pour beaucoup de citoyens, les loisirs n'ont pas débouché sur un épanouissement culturel aussi "noble", bien plutôt, c'est la société de consommation qui en a tiré profit, ou bien la société du spectacle (télévision). N'insistons pas. Mais on voit qu'il y a encore beaucoup à faire pour inventer globalement une utopie féconde du travail et des loisirs.

Dans ton livre une question revient sans cesse : "Comment se fait-il que les occidentaux n'aient rien vu venir ?" Si je ne me trompe, tu réponds que c'est dû à leur manque de poésie...

Oui, mais le manque de poésie est lui-même un fait social qui s'est lentement constitué. Qu'attendre d'autre dans une société où les ingénieurs et les gens pensent à l'argent ? Lorsque je donne des cours sur le problème "Science et Société", j'insiste toujours sur le fait que la formation des élites est une des grandes fonctions de la science. On met donc au pouvoir des polytechniciens ou des énarques qui, pour les premiers, ont fait des maths et de la physique, et pour les seconds, ont un état d'esprit "scientifique" qui les conduit à tout "rationaliser".

Que peut-on attendre d'une société où il apparaît normal que le pouvoir administratif et politique soit remis aux mains d'élites formées d'une façon "scientifique", par la sociologie, le droit, la gestion, la mécanique quantique ou le calcul tensoriel ? Comment espérer qu'une telle société ait encore le sens de la poésie ?

Les gens, bien sûr, n'ont pas choisi de laisser de côté la poésie, délibérement. Si c'était le cas, on pourrait plus facilement discuter avec eux. Ce serait plus simple, il y aurait moins de blocages. Mais, en fait, tout cela s'est constitué lentement; on est devant un lourd système d'habitudes. Que faire ? Que ce soit dans le domaine de l'édition ou dans les institutions, la poésie est quasiment inexistante.

C'est une banalité, mais il faut la répéter : les gens ne prennent plus au sérieux que ce qui est "positif", rentable, quantifiable... Au nom de la raison, tout ce qui paraissait "religieux" a été discrédité comme étant oppressif et trompeur. Je ne tiens aucunement à défendre les religions, mais je constate que tout cela aboutit à une société de plus en plus dure, de plus en plus froide. Comme moi, vous devez connaître des élites qui se servent du mot "émotionnel" a peu près comme d'une injure. Le rationnel est bon, l'émotionnel est mauvais !

Il en résulte bien des frustrations. Car, globalement, tout cela signifie qu'il y a une énorme répression de l'affectivité. Parfois, très logiquement, il y a un brutal retour du refoulé. Je pense bien sûr à la montée de "l'irrationalisme" sous toutes ses formes: sectes, astrologie, succès de diverses doctrines "mystiques" plus ou moins authentiques, etc. Et dire que les militants du rationalisme s'en étonnent!

Tu ne nous dis toujours pas comment on s'en est sorti...

Il est impossible de le savoir, impossible de le prévoir de façon précise. Soyons francs : il est même possible que le système actuel dure assez longtemps... Mais je suis convaincu que nous sommes au bout d'un cycle et qu'une très grave crise nous guette. On a dit que toutes les époques étaient des époques de mutation -- et c'est sans doute vrai... Mais il y a des moments où la mutation est particulièrement rapide et brutale. Comme le disait déjà un Pierre Leroux, nous sommes minés de l'intérieur; d'une certaine façon nous sommes déja morts, c'est-à-dire dépourvus de toute conception vivante du monde et de la société. Même les "modernes" n'ont plus la foi; ils pratiquent la technologie et le culte de l'argent sans véritable enthousiasme. C'est un monde triste, "paumé", qui désocialise un nombre croissant d'individus et fait une place de plus en plus petite à la chaleur humaine. En deux mots, nous ne savons plus où nous allons. Pis encore, nous ne savons plus où nous voulons aller. Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? La question est banale, mais cruciale. Or, que pouvons-nous répondre ? Les dysfonctionnements sont de plus en plus évidents. Et nous nous sentons coincés : nous voyons que l'ancien projet culturel (progrès, profit, rationalisation) est en train de disparaître, mais nous ne sommes pas capables (pas encore capables...) d'en inventer un autre.

Sans doute y a-t-il des raisons d'espérer... Des gens comme vous, des associations de toutes sortes s'efforcent de penser les problèmes, de découvrir de nouvelles pistes, de pousser les gens à retrouver du tonus culturel -- Mais c'est difficile -- D'une part parce que des violences seront certainement inévitables; notre système est très rigide, et s'il craque, ça fera mal -- D'autre part parce qu'il n'est pas facile de concevoir le monde nouveau, de créer de nouveaux idéaux, etc. Il faut avoir la foi, et croire que l'herbe repoussera une fois que l'édifice ancien se sera écroulé...

Il y a beaucoup à faire, dans tous les domaines. C'est clair, on ne peut pas se cramponner à l'identité berrichone ou à l'identité française "classique". Mais on ne peut pas non plus se contenter de créer un nouvel homme "moyen" en mélangeant un peu de culture américaine, un peu de culture indienne, un peu de culture africaine, un peu de culture balkanique, etc. Il faut inventer, assurément. Mais ce sera une tâche collective; et il y faudrait du génie !

Penses-tu qu'il soit aussi urgent et vital de réenchanter le monde ?

Pour le moment, nous vivons comme si notre mythe majeur était celui de la navette spatiale : un univers artificiel, fabriqué avec des matériaux artificiels, complètement mécanisé et rationalisé, et lancé dans un espace dépourvu de toute flore et de toute faune... C'est un mythe effrayant, glacial, et qui incarne l'horreur de la nature en même temps que le triomphe absolu de l'ingénieur ! Il n'y a qu'à ouvrir les yeux : nous gaspillons, nous détruisons et polluons notre planète. Et toutes nos forces intellectuelles sont mises au service de la construction d'un gigantesque vaisseau spatial, à savoir la Terre elle-même. Mais pensons à Alien: dans un tel vaisseau, les hommes eux-mêmes se mécanisent et risquent de devenir des robots... Oui, il me semble urgent de réenchanter la nature car cela nous concerne directement. La mort de la nature serait aussi notre mort.


sommaire

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Entre science et transcendance


Entretien avec Jean-Marie Pelt

Biologiste Président de l'Institut européen d'écologie à Metz.

Les Humains Associés : Dans les Ecclésiastes, il est dit qu'il y a un temps pour tout. Pensez-vous que ce soit le temps d'un retour à Dieu ?

Jean-Marie Pelt : Oui naturellement (rires). Je pense que ce retour à Dieu est d'autant plus urgent que le marxisme, disons dans sa forme agressivement anti-théiste et athée, s'est effondré. Et que le frein que pouvait représenter l'écologie est beaucoup moins fort qu'il y a quelques années. La mode médiatique n'est plus à l'écologie mais à l'Internet, aux cédé-roms et aux nouvelles technologies de communication. Par rapport à cette mode, l'écologie est actuellement moins présente dans les esprits et par conséquent dans la sensibilité générale. Ce qui fait que le matérialisme capitaliste, qui est une autre version du matérialisme, peut vraiment se développer sans limite dans le monde entier, sans aucun frein, ni contrepoids.

Par rapport à la montée du pouvoir des grandes multinationales ou par exemple du GATT (ce système de libre échange international qui donne priorité aux marchandises et au commerce, priorité qu'on retrouve avec Maastricht), il y a un fort besoin de spiritualité qui se fait ressentir. Je le ressens surtout à travers les nombreuses conférences que l'on me demande de faire sur le thème de ce livre. Elles sont très vivantes, mais ce qui m'a le plus étonné, c'est que les gens se posent vraiment de nombreuses questions sur la spiritualité.

Je crois que ce qui marquera, entre autres choses, le millénaire prochain et le suivant, c'est qu'il sera spirituel ou ne sera pas, comme l'avait dit Malraux.

Je pense qu'il avait perçu quelque chose de très profond face à la montée du matérialisme, qui est dû au système même de l'économie internationale. À savoir que le monde des marchandises ne satisfait pas le besoin de nature et les besoins affectifs et spirituels.Tout comme il satisfait très mal les besoins en matière de santé et d'emplois, puisqu'il supprime le travail et que dans le monde entier les machines remplacent de plus en plus vite l'homme. De sorte que modernisation est synonyme de licenciement. Tous ces besoins ne sont pas satisfaits par le capitalisme et je pense qu'à côté du capitalisme, il y a une place pour d'autres choses, en particulier pour la spiritualité.

Le capitalisme c'est la loi de la compétition au détriment de la coopération, comme vous le dites, ce n'est pas la loi de l'amour.

Ah, mais le capitalisme ignore totalement l'amour, c'est une notion qui lui est radicalement étrangère, c'est vraiment la loi du plus fort. Même dans la nature ce n'est pas la loi du plus fort qui règne, car il y a des faibles qui persistent et qui sont même protégés par les forts. Le libéralisme en lui-même, que les collectivités politiques calfeutrent et équilibrent comme elles peuvent par des systèmes de protection sociale, ignore tout ça. Sa seule ambition est que le plus fort gagne.

Pour en revenir à votre livre, vous faites l'analogie, entre saint François et saint Thomas d'Aquin, en rapport avec l'hemisphère gauche et l'hémisphère droit du cerveau.

Pendant la période de leur vie où ils étaient au plus actif de leur travail, de leur réflexion et de leur expérience, on pourrait dire que saint Thomas d'Aquin fut un grand intellectuel, et saint François d'Assise un grand mystique. Il est vrai que Thomas d'Aquin est aussi devenu mystique à la fin de sa vie, et que, vu avec le recul, ce sont des mystiques tous les deux. Mais Thomas d'Aquin était d'abord un grand intellectuel qui a éprouvé le besoin de faire une synthèse de tout ce qu'on savait à l'époque où il a vécu, chose qui est absolument impensable aujourd'hui. C'est ce que les encyclopédies essaient de faire, mais il n'y a plus aujourd'hui d'hommes qui prétendent être des hommes de synthèse entre la théologie, la philosophie, les sciences, la médecine, les arts.

C'est non seulement impensable aujourd'hui, mais cette approche n'aurait pas de sens parce qu'elle ne serait pas acceptée par les gens. De son côté, saint François d'Assise était un homme très proche de la nature, mais par l'intuition, par les affects plus que par l'intellect. Il était fondamentalement un homme de prière et il avait une certaine réserve par rapport à la science, dont il avait remarqué qu'elle gonflait souvent la tête de ceux qui l'exerçaient. Qu'elle les éloignait de Dieu... Et il disait cette chose étonnante, que les sermons que font les religieux ou les prêtres sont tout entiers à leur propre gloire parce qu'ils disent ensuite : -- Ah, vous voyez le beau sermon que j'ai fait ! (rires). saint François pensait qu'il fallait être humble. Aux trois voeux monastiques traditionnels -- pauvreté, obéissance et chasteté -- il ajoutait une sorte de voeu d'humilité qu'on pourrait presque appeler aujourd'hui un voeu de bon écologiste. Il pensait que la proximité des arbres et des animaux, des rochers et des montagnes permettait de contacter Dieu par la voie la plus directe.

Comme dans l'Hymne au Soleil, par exemple...

Voilà, comme l'Hymne au Soleil, et saint François rejoignait ainsi saint Bernard, qui disait un siècle plus tôt qu'il avait plus appris dans les arbres que dans les livres. Cette même approche directe, intuitive, c'est le cerveau droit, tandis que saint Thomas c'était plutôt le cerveau gauche. Mais Thomas, à la fin de sa vie, a eu aussi beaucoup d'intuitions et d'expériences mystiques. Si bien que son secrétaire lui disait : " Mais Père, écoutez, nous ne faisons plus rien, ça fait des jours et des jours que vous ne me dictez rien, ça ne sera pas fini... -- Oh, a-t-il répondu, ça n'a pas d'importance, tout ça, ça ne vaut pas plus que de la paille et du foin et tu peux le foutre en l'air " (Rires). Il avait réalisé que l'intellect, que l'approche purement intellectuelle n'était pas satisfaisante et que la seule approche vraiment satisfaisante était l'approche globale de Dieu par la mystique. Comme vous êtes une mystique, vous le comprenez très bien (rires).

Je pense que vous le comprenez encore mieux que moi (rires)... J'aimerais bien que nous parlions de celle à qui Jésus a dit : " Il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé", donc Jésus et les femmes (rires)...

Ah oui ! C'est très intéressant, Jésus et les femmes. Pour le peu que j'en sache, car je ne suis pas un historien et moins encore un théologien et encore moins un exégète, je ne suis rien de tout cela...

Vous avez juste un rapport direct... c'est bien cela ? (Rires)

Oui c'est cela (rires). C'est vrai que c'était une époque où les hommes avaient apparemment une priorité sur les femmes, comme aujourd'hui dans tout le bassin Méditerranéen. Même si, quand on y regarde de près, ce n'est peut-être qu'une apparence. Je pense à un couple de jeunes arabes dont je suis le parrain, et qui fonctionne ainsi. C'est en fait Fatia qui décide, et Omar fait seulement semblant de décider (rires). Mais, officiellement, il est extrêmement important que les apparences soient toujours sauves. Donc à l'époque de Jésus, pour que les apparences soient sauves, il fallait que les messieurs apparaissent comme les décideurs et que les femmes restent à la maison. De ce point de vue comme de bien d'autres, Jésus a beaucoup bousculé les choses. Il n'est pas apparu d'un conservatisme foncier, si l'on peut dire.

Loin de là ! (Rires)

Pendant cette période de sa vie dont on sait quelque chose, c'est-à-dire les trois ans de sa vie publique, il était souvent reçu par Marthe et Marie. Je pense qu'il était très content que Marthe lui fasse la cuisine mais il trouvait que Marie, qui l'écoutait, c'était mieux encore (rires). Il a là une approche très tendre et très affectueuse pour ces deux soeurs, et lorsqu'elles le font chercher parce que leur frère Lazare est mort, il accourt tout de suite... La seule fois où on le voit pleurer, c'est sur le tombeau de Lazare. Ce que je trouve aussi tout à fait important, c'est la scène avec la Samaritaine qui est dans l'Évangile de Jean, probablement issue à l'origine d'un autre document. La Samaritaine est une femme qui lui sort de l'eau du puits, et il s'adresse à elle.

C'est déjà étonnant parce qu'elle est une femme et qu'elle est une Samaritaine. Plus encore, c'est scandaleux, parce qu'une femme samaritaine n'est pas à mettre sur le même pied qu'un monsieur juif, n'est-ce pas. Il y a un décalage. Pourtant, c'est à elle qu'il annonce ce qu'il est, qui il est, alors que normalement c'est une annonce qu'il aurait dû -- dans l'esprit que nous pouvons avoir de l'organisation rationnelle des sociétés -- annoncer à Hérode et à Pilate. Il ne l'a pas dit aux deux interlocuteurs à qui il aurait logiquement dû le dire, mais à une femme. Un autre épisode évidemment bien connu, c'est celui de Marie-Madeleine. C'est l'épisode central et c'est encore une fois scandaleux parce que c'est une femme, une pécheresse et une prostituée...

De plus c'est la première qui l'a vu ressuscité.

Oui, absolument. Leur rencontre est une rencontre déterminante parce qu'elle va se reproduire au moment de la résurrection : c'est elle qui, en premier, voit le Seigneur ressuscité. C'est tout à fait surprenant parce que logiquement, d'après l'organisation lourde que l'on voit par exemple aujourd'hui dans l'Église catholique, société uniquement composée d'hommes, logiquement Jésus aurait du apparaître d'abord à ses apôtres, pour confirmer le choix de ses douze hommes. Mais non, il est apparu d'abord à une femme et même pas à sa mère, mais à Marie-Madeleine.

Je pense que la position de Jésus par rapport aux femmes bouscule totalement les hiérarchies et les a par la suite considérablement influencées, parce qu'à l'époque des premiers chrétiens, voila que brusquement les femmes, les filles en particulier, se sont mises à refuser les maris qu'on leur collait d'office. On a vu beaucoup de femmes dire, et c'était même l'une des caractéristiques des premières chrétiennes : " Non, je ne me marierai pas avec celui-là et d'ailleurs, si j'en ai envie, je ne me marierai pas du tout". Je pense que le mouvement de libération des femmes trouve là ses racines...

Ce qui paraît étonnant, c'est que cette prise de position révolutionnaire n'a pas été mise à l'index.

À partir du troisième siècle, date approximative de l'achèvement du Nouveau Testament, on a considéré que certaines lettres de Paul et que les Évangiles étaient canoniques et que d'autres textes ne l'étaient pas, et cela n'a plus bougé depuis lors. Personne n'a extrait avec une pince à épiler les phrases gênantes. Ce qui est très surprenant, c'est que ce n'est qu'au concile de Trente que ces textes ont été déclarés textes canoniques officiels de l'Église, même si avant on admettait couramment qu'ils étaient ceux de la Révélation.

S'il est certain qu'ils sont comme ils étaient au moment où ils ont été proposés, on connaît cependant mal ce qui s'est passé entre la mort de Jésus et leur rédaction. Le plus ancien de ces textes, je crois, est une lettre de saint Paul datée de l'année cinquante, cinquante-cinq, c'est-à-dire grosso modo, de vingt ans après la mort du Christ. C'est le texte le plus ancien; les Évangiles seraient plus tardifs.

Toujours dans votre livre, vous dites que lorsque s'est produite la séparation de l'âme et du corps, il y a eu rupture anthropologique. Pouvez-vous nous en parler ?

Ce qu'on a dit sur la nature humaine a évolué à travers l'Histoire, mais ce qui reste vrai, et c'est dit dans l'orthodoxie, c'est que l'homme est corps, âme et esprit. Dans cette tripartition de l'homme, l'esprit est la partie divine qui l'anime, et c'est cette partie qui est éternelle. L'âme, c'est le monde de la pensée et aussi le monde des sensations, des affections, des sensibilités. Et le corps, c'est naturellement le corps matériel. Dans la tradition catholique, on a plutôt parlé de corps et d'âme en les dissociant.

Au moment même où le mouvement scientifique de l'époque allait dans le sens d'une dissociation, d'une séparation de Dieu et de la nature. Repoussant Dieu toujours plus loin jusqu'à le faire sortir en quelque sorte de la nature. Alors qu'autrefois, on pensait que Dieu animait la nature, qu'il était immanent en même temps que transcendant. C'est d'ailleurs la théorie de saint Thomas d'Aquin. Mais petit à petit, il n'est plus devenu que transcendant et a perdu toute son immanence. Pour l'individu, c'était pareil. On a poussé l'âme en dehors, on a laissé le corps en plan et on a de plus en plus séparé les deux.

" Science sans conscience "...

Oui, c'était tout à fait cela. Ce mouvement a atteint son paroxysme avec Descartes qui lui voyait la nature et le corps comme une machine. Pour lui, un animal, un chien, c'était une machine. Il avait semble-t-il la marotte d'aller dans les boucheries et dans les abattoirs, et là, il regardait les tuyaux. Et il regardait comment marchait la machine... Et il l'a publié ! C'est extraordinaire qu'un homme si transcendant du point de vue de la pénétration de la pensée, ait pu considérer la nature, la bête et notre corps comme étant une machine. Il a sectionné l'âme du corps et il a sectionné la nature de Dieu, et la dimension immanente a disparu.

À partir du moment où la dimension immanente disparaît, on peut tout faire avec la nature et on peut aussi tout faire avec le corps, c'est-à-dire avec l'homme, puisqu'on ne peut pas les séparer. Puisque l'on peut tout faire avec, on se retrouve avec une science qui commence à faire de la vivisection, bricole et domine la nature, et fait des transpositions de gènes d'une espèce à une autre. Tout ceci est la conséquence profonde de la séparation qui s'est produite sous l'influence de Descartes, même si elle était engagée déjà un peu avant lui. C'est avec lui qu'elle s'est vraiment constituée et solidifiée et cela a permis les grandes conquêtes mais aussi les excès de la science moderne. Aujourd'hui cela justifie les bricolages génétiques que nous n'aurions jamais faits avant.

Quelqu'un qui aurait eu cette science au Moyen Âge et qui aurait fait du bricolage génétique, aurait été brûlé immédiatement parce qu'il aurait atteint au sacré. C'était absolument impensable. Notre souci est de reconstruire l'homme, et de remettre la nature à sa place comme étant le signe de la transcendance de Dieu, un signe visible qu'on peut toucher et appréhender facilement. Nous, écologistes, qui allons en quelque sorte à l'inverse de ce mouvement, ne pouvons être que très réticents quand on bricole la nature physique avec le nucléaire, quand on bricole la nature biologique avec les transpositions génétiques et quand on bricole la nature "âme intellectuelle" de l'homme avec les nouvelles technologies de communication, dont personne ne sait où elles nous mènent.

Je pense que la pollution de la nature est l'effet visible, la vraie cause étant la profanation de notre esprit. D'ailleurs, nous constatons que surnoisement la pollution mentale ne cesse de s'accroître.

Oui, cette rupture s'est faite intellectuellement, car la démarche de Descartes a d'abord été une démarche de philosophe. La rupture s'est d'abord faite au niveau de ses écrits et de sa pensée. Ensuite, elle ne s'est inscrite dans le temps et dans l'Histoire que par l'ensemble de ses successeurs. Néanmoins, cette grande rupture s'était déjà amorcée avant, avec Copernic et Galilée, à une période où science et évolution, qui faisaient un, subissaient un frottement très fort.

Avec Descartes, la science a un pouvoir et la religion en a un autre. Il y a donc deux pouvoirs face à face qui se confrontent, et l'objet de mon livre est de montrer qu'en fait ces deux pouvoirs sont aujourd'hui l'un et l'autre très fortement affaiblis, y compris l'un par rapport à l'autre, de sorte que ces deux pouvoirs sont condamnés à être humbles et respectueux envers d'autres pouvoirs. Nous ne sommes plus à la l'époque du scientisme de la fin du siècle dernier, où la science affichait par exemple, sa victoire définitive et éternelle sur les croyances et sur la spiritualité, considérées comme des vestiges de l'obscurantisme qui devaient complètement disparaître au XXe siècle. Cela ne s'est pas passé ainsi, car c'est la science elle-même qui fut remise en question par toutes sortes de découvertes que je raconte dans ce livre.

Il y a dans votre livre cette magnifique histoire à propos des cocotiers des Seychelles... Voulez-vous nous en parler ?

Vous parlez de cette grosse noix de coco qui est là sur mon bureau ? C'est un "coco-fesse" qui ressemble exactement à une paire de fesses. Celui-ci a été poli et verni mais j'en ai vu de beaucoup plus gros encore. Ce coco-fesse a une caractéristique plutôt féminine mais lorsqu'il fait son germe, il devient alors totalement masculin et complètement obscène. Il n'existe que sur une seule île des Seychelles, l'île de Pralin.

Serait-il un sédentaire qui n'aime pas les voyages ?

Il coule dans la mer et c'est pour ça qu'il est resté sur son île. C'est ce qu'on appelle un endémique. Tandis que la noix de coco normale flotte sur l'eau et peut voyager d'île en île. J'ai comparé la noix de coco avec la dissémination du christianisme par saint Paul (rires), d'îles en îles et de naufrages en naufrages d'ailleurs, parce que c'est vrai que la noix de coco fait naufrage sur les îles puisqu'elle est faite pour nager. Et j'ai comparé le coco-fesse à ce qu'a été le judaïsme pendant toute sa grande période avant Jésus Christ, lorsqu'il est resté sur place en Palestine et n'a pratiquement pas bougé. Il n'a bougé qu'après la diaspora...

Et si nous revenions à la rupture dont nous parlions auparavant ?

Je crois qu'à partir du moment où la dimension immanente ne trouble plus l'esprit des scientifiques, les choses se passent alors entre l'homme et la nature, selon des rapports de force. Ces rapports ont toujours existé. Il y a toujours eu des catastrophes naturelles, des inondations, des irruptions volcaniques qui faisaient que si la nature était pourvoyeuse de biens, d'alimentation, de beauté, de fibres textiles, de parfums, enfin de tout ce dont l'homme a besoin, elle pouvait également être sévère, cruelle, dangereuse. Il y avait en quelque sorte un équilibre entre l'homme et la nature et les hommes avaient du respect pour la nature. Ils ont d'ailleurs investi beaucoup de croyances en des divinités correspondant aux arbres, aux rochers, aux plantes, aux animaux.

À partir du moment où toute la dimension sacrée disparaît et où par conséquent, dans ce rapport de force, l'homme peut agir à sa guise en devenant de plus en plus puissant grâce à ses moyens technologiques et à ses connaissances scientifiques, il ne respecte plus la nature. Parce qu'il considère qu'elle est à son service et qu'elle doit être dominée, dans le sens dur du terme.

Peut-on penser que l'abandon de ce sentiment sacré de la nature qui interdit à l'homme de la toucher et, le fait renoncer à agir, à la modeler, à la dompter, puisse être salutaire à un moment donné de l'Histoire ?

On peut dire que c'est un problème qui n'a pas été résolu. En fait, nous n'avons trouvé ni les moyens d'un équilibre, ni même l'éthique d'un équilibre. L'écologie propose une éthique en vue d'un équilibre -- étant entendu que s'il n'y a pas d'équilibre, personne ne sait ce qu'il adviendra aux siècles futurs. On voit simplement ce qui arrive à notre siècle. On voit bien qu'en cinquante ans, c'est-à-dire, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a réduit de moitié les forêts tropicales humides. Ça c'est un fait précis, et si ça continue...

Mais je suis considéré comme un archétype ancien à mettre au muséum. C'est d'autant plus paradoxal en biologie, qu'on entend des incantations à longueur de journée sur toutes les ondes du monde scientifique en faveur de la bio-diversité : " Protégez la bio-diversité, conservez les papillons et les espèces de plantes perdues au fin fond de l'Amazonie..." Au sommet de Rio, on a pondu un texte impressionnant sur la bio-diversité, que les 126 chefs d'État ont signé. C'était un des fers de lance du Sommet, et depuis lors, toute la littérature écologique ne parle que de bio-diversité. Or il n'y a plus personne qui reconnaisse une plante d'Amazonie.

On ne forme plus personne qui soit capable de travailler sur une plante toute entière et de voir si elle appartient à telle ou telle famille botanique, qui sait quel nom on pourrait lui donner et si elle a été bien nommée lors de sa découverte. Personne n'est plus formé et pourtant, on ne parle que de ça ! Il y a des paradoxes extraordinaires dans ma discipline.

Et si on parlait du christianisme et de sa loi d'Amour, c'est-à-dire de la loi du plus faible ?

Oui, je vois où vous me menez et je vous suis... (rires). Ce qu'on peut dire à ce sujet n'est qu'une petite goutte d'eau dans l'océan des choses qui seraient à dire. Le christianisme, en tout cas, n'est pas la loi du plus fort. Les Béatitudes, c'est la loi du plus faible, parce qu'il y a ce paradoxe qu'elles sont toutes tournées à l'envers : ce n'est pas " bienheureux les bien portants", c'est "bienheureux ceux qui souffrent", ce n'est pas "bienheureux ceux qui sont heureux et qui rigolent", mais " bienheureux ceux qui pleurent"; ce n'est pas "bienheureux ceux qui sont riches", mais "bienheureux ceux qui sont pauvres", etc.

C'est à chaque fois un renversement. Ce n'est pas "bienheureux ceux qui sont bien avec leur juge" -- puisque c'est très important par les temps qui courent d'être bien avec son juge -- non, c'est "bienheureux les persécutés". Voilà, ce renversement est, je crois, ce qu'il y a de plus profondément significatif dans le christianisme qui est une dialectique nettement plus subtile que celle qui a fait taire les trois interlocuteurs du Vatican l'autre jour à la télévision. Ils étaient à un rang inférieur du christianisme parce qu'ils manipulaient très mal la dialectique de fond, qui est justement un retournement complet.

Ce retournement on le retrouve dans l'évolution de la matière, de la biologie et de l'esprit, où il y a toujours des forces compétitives, comme la lutte pour la vie et le "chacun pour soi" du capitalisme, avec en face des systèmes de symbiose, des systèmes de solidarité où le Je est remplacé par le Nous . Le Nous a aussi sa place dans une société. La Sécurité sociale c'est un Nous par rapport au Je qui est... je ne sais pas... la multinationale lambda. La Shell c'est un Je, tandis que la Sécu, c'est un Nous, et au fur et à mesure que la société humaine évolue, ce Nous se renforce. Dans le christianisme, il devient très fort.

C'est : "Aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés", ou, "Aimez votre prochain comme vous- même." Ce "Aimez votre prochain comme vous- même" est, je crois, une phrase tout à fait clé parce qu'on ne dit pas "Aimez votre prochain plus que vous même", avec tout le dolorisme du Christianisme depuis des siècles, où il faut se flageller. Dès lors qu'il n'est pas bon de flageller son prochain, il n'est pas bon de se flageller soi-même. Donc, peut-être que cet âge du christianisme est fini, parce qu'on peut tout à fait imaginer que le christianisme ait plusieurs âges. L'Évangile n'est pas lié à un moment donné, le Christ pourrait dire son message demain matin et il serait tout aussi éternel qu'il l'est encore en étant venu il y a deux mille ans.

Il n'est jamais parti...

Tout à fait, il n'est jamais parti ! (Rires). Ce message, qui est si fort dans les Béatitudes, doit rencontrer aussi l'évolution sociale et je ne peux pas croire un instant que le capitalisme ne mourra pas avant la fin du siècle prochain ...

Je pense qu'il va mourir tout au début du siècle... (rires).

Au début ? Ah vous êtes encore plus optimiste que moi ! On ne pourra pas perpétuellement vivre dans une société où il n'y aura que le "struggle for life", la lutte pour la vie, la concurrence internationale, la guerre économique -- avec les morts qu'elle fait sur le terrain, ces innombrables licenciés -- la modernisation à tout prix, la machine qui passe avant l'homme et la compétition acharnée.

Ce n'est pas viable à terme en tant qu'idéologie, et dans le double mouvement de la compétition et de la coopération, la coopération prend petit à petit le dessus. Ce mouvement de la coopération atteint son maximum dans Dieu même, parce que le Dieu chrétien est en trois personnes et les trois personnes s'aiment; et elles s'aiment tellement fort qu'elles ne sont pas en compétition. Il y a eu toutes les hérésies possibles et imaginables depuis les origines du christianisme sauf une : personne n'a jamais dit qu'il y avait des batailles entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. (Rires) Il n'y a pas moi je, par rapport à ça, c'est à la fois l'unité dans la diversité et l'absolu de la coopération, donc de l'Amour.

C'est le modèle de la société en fait, petit à petit c'est à cela que l'on doit tendre, et c'est le thème de mon livre De l'univers à l'être, chez Fayard. En fait, c'était la première partie de Dieu de l'univers, science et foi. J'avais trouvé que c'était une première partie si cohérente et si longue que je l'avais enlevée et mise dans un tiroir, puis oubliée. Un jour, Isabelle me demande "mais que fait-on du livre qui est dans le tiroir ?" Je l'ai ressorti pour voir ce qu'il y avait dedans, et je me suis dit que cela faisait un livre à lui seul, on l'a bouclé et voilà.

Est-ce que pour vous, la manifestation de Dieu en l'homme c'est sa conscience ?

Oui, les Hébreux l'appelaient le coeur, mais pas le coeur physiologique; le coeur dans le sens où l'on dit "au coeur du problème", c'est-à-dire au centre...

Dans la présence...

Dans la présence au centre. Cette présence se manifeste en particulier pour tous par la conscience et je pense que la conscience doit être petit à petit en évolution, être de plus en plus consciente.

C'est-à-dire passer par exemple de l'étincelle à un buisson ardent ?

Oui, et pour l'Église qui cherche sa mission, il s'agit d'éduquer des consciences, mais aussi de les libérer, afin que la conscience soit assez forte et assez cohérente pour permettre de conduire chacun vers Dieu à travers les aléas de la vie. Je pensais aussi à ce qu'on disait tout à l'heure, à propos du coeur. Dans le coeur, il y a aussi l'affection; et le monde des clercs, non seulement celui des clercs ecclésiastiques mais aussi celui des clercs scientifiques, n'a pas de coeur.

Serait-ce à dire qu'ils manquent de tendresse et de miséricorde ?

Ils n'ont surtout pas de miséricorde. Je crois que c'est ce qui leur manque profondément. Si j'avais été cardinal -- mais je ne peux pas l'être avec mon caractère -- j'aurais répondu autrement, dans cette émission de télé, à ce prêtre de Montluçon et je lui aurais dit que ce qu'il fait est tout à fait remarquable, que je suis à côté de lui. Qu'on est non seulement deux, mais très nombreux. Enfin, j'aurais répondu tout à fait autrement que les intervenants de cette émission. Mais il n'y a pas de place suffisante pour la miséricorde lorsque l'intellect se développe seul, et qu'on est confronté à un intellectuel pur ou à un intellect chimiquement pur.

Deux religions opposées mais une même exclusion de la miséricorde ?

C'est exclu, et c'est exclu par les mêmes processus, de la même manière, parce que c'est une partie du cerveau qui s'est hypertrophiée, hyperdéveloppée et que les autres qualités humaines n'ont pas réussi à éclater, à exploser dans l'être. J'ai toujours remarqué une froideur chez des clercs et aussi une promptitude au jugement qui est souvent effrayante (rire). Parce qu'on ne peut pas juger, on ne doit pas et on ne peut pas juger.

Est-ce la fin de l'espèce humaine ou le début de la conscience, la vraie conscience ?

Eh bien je pense que nous allons avoir des soubresauts spectaculaires, nous allons vivre des années qui ne seront pas de tout repos et à moins d'aller vers les îles les plus reculées, les plus australes -- parce qu'il y fait très froid et qu'il n'y a pas beaucoup de monde -- on sera très agité, et l'agitation sera générale.

Et si on parlait de l'hypertrophie de l'hémisphère gauche au détriment du droit. En d'autres termes, comment peut-on être "scientifique" aujourd'hui, tout en étant métaphysicien ?

Moi, je parle d'après ce que je peux ressentir, et la manière dont j'imagine les choses et me les représente. Je ne pense pas que l'un exclut l'autre. Je ne pense pas que parce qu'on est scientifique on est fatalement pourvu d'un cerveau gauche hypertrophié et donc d'un cerveau droit tout à fait hypotrophié, réduit. Je ne crois pas et j'ai même l'impression, pour avoir vu et rencontré dans ma vie beaucoup de scientifiques et même des grands noms de la science, qu'à partir d'un certain temps, d'une certaine expérience et aussi d'un certain âge, il y a des synthèses qui se font. Il y a une vision beaucoup plus globale qui se fait, avec une certaine humilité, mais qui ne vient qu'après un certain temps. Ce n'est pas une fatalité de l'évolution. On ne peut pas dire que le pauvre Jacques Monod ait tout à coup fait preuve d'humilité avant la fin de sa vie.

D'après Hubert Curien qui raconte sa mort, il n'a fait preuve d'humilité que sur son lit de mort en disant : "Pourquoi, pourquoi ?" Ce sont les derniers mots qu'il ait prononcés. Donc peut-être était-il sensible au côté limité de son approche ? Mais j'ai vu beaucoup de scientifiques, dans mon domaine, en particulier des naturalistes, des gens qui étant en contact avec la Nature, sont plus doux d'approche que dans les sciences dures comme vous dites; des grands biologistes qui en même temps sont des gens qui croient en l'homme ou en Dieu, ou en les deux, sans qu'on ait l'impression qu'un cerveau ait chassé l'autre. Ce n'est pas du tout une fatalité ça, je ne crois pas. Ai-je répondu ?

En partie. Ce que je voulais dire, c'est qu'un certain nombre de chercheurs, notamment les astrophysiciens, sont confrontés à des problèmes "métaphysiques", néanmoins la communauté scientifique, sauf rare exception, persiste dans leur refus. Avez-vous rencontré des gens qui ont fait le saut ?

Premièrement, vous voyez plus de chercheurs que moi, parce que moi je suis en retraite. Il faut voir aussi dans quelle société on se situe ici. Quelqu'un qui passerait le pas, qui ferait le saut, prendrait le risque de se singulariser par rapport au paysage ambiant du CNRS ou de l'Université. Je pense à Madame Fusot Brecht, qui a fait un bouquin en tant que directeur du CNRS sur l'astrologie.

Elle a été fusillée. Elle n'est pas morte, mais moralement elle l'est presque. Je l'ai eue au téléphone quelques fois, ça n'a pas passé. Je crois qu'il y a un mimétisme qui joue très fort : on se fond consciemment ou inconsciemment avec la couleur moyenne du milieu et avoir la foi, pour un scientifique, n'est pas chose à dire. Un des scientifiques les plus bruyants de l'actualité, c'est M. Allège, à qui le journal Le Monde a posé cette question : "Avez-vous la foi ?" Sa réponse est très intéressante. Il a dit : "Naturellement non." C'est le naturellement que j'ai trouvé très intéressant, parce que s'il avait dit : " Naturellement, oui ", d'abord il n'aurait pas été dans Le Monde et de plus il ne serait pas l'homme qu'il est parce qu'il ne passerait pas dans les médias.

Moi je suis peut-être une exception, Rémy Chauvin est aussi une exception, nous sommes quelques exceptions. Mais nous avons assez de lucidité pour savoir que nous sommes des exceptions.

Vous n'êtes pas dans le "scientifiquement correct", vous cherchez le royaume de Dieu et peu vous importe le reste !

Je le sais, j'en suis totalement conscient. C'est plus au niveau de l'écosystème que se fait le changement qu'au niveau des personnes pour le moment. Il y a des remises en question de fond, de sorte que la position qui est actuellement majoritaire chez les scientifiques, deviendra minoritaire. Ce sont eux qui seront obligés de changer parce qu'ils seront eux-mêmes isolés par rapport à l'ambiance générale.

Les anciens référentiels finiront par disparaître.

Oui, je le sens comme ça. Mais je ne la connais plus du tout la génération majoritaire à laquelle vous faites allusion -- disons des quarante-cinquante-cinq ans -- parce que j'ai connu des gens qui étaient toujours plus âgés que moi. Et maintenant je connais des gens qui sont beaucoup plus jeunes que moi, car je navigue beaucoup dans la génération des trente ans. Cette génération est tout à fait différente et si elle ne se pose pas des problèmes métaphysiques, elle les ressent spontanément.

Elle est spontanément intéressée par le problème des croyances. Qu'il y ait des changements profonds de comportements ressort du domaine de l'évolution. Mais on ne sait pas pourquoi. Qui peut dire pourquoi, semble-t-il, les Américains, en moyenne, font deux fois moins l'amour qu'il y a quinze ans ? Il y a plusieurs études que j'ai vues là-dessus, mais personne ne peut l'expliquer. Cela échappe à toute rationalité. Ce sont des phénomènes globaux de régulation, des effets de groupe, des choses très mal appréhendées par la science et qui jouent beaucoup. Chez les vingt-trente ans, ces questions sont des questions d'actualité qu'ils se posent spontanément. Ils ne seront pas forcément attirés par le rituel catholique tel qu'on l'a vu, ils passent dessus tout de suite, et cela ne leur pose aucun problème. Mais sur le fond, ils sont dans le fond, ils sont au fond de la cuvette, voilà.

Pour revenir au monde scientifique, je dirais qu'il est centré sur lui-même, très peu embrayé sur le quotidien de la vie, très technicisé, technocratisé. Il y a les technocrates de la science à qui il ne faut pas déplaire, qui sont tout puissants et qui pendant trente ans ont géré la science française. Il fallait plaire à ces gens-là, et avoir une couleur différente était plutôt négativement perçu. Mais ça changera, ce sont les restes du scientisme. Le "Naturellement, non" est tout à fait significatif c'est la réponse qui convient. C'était la bonne réponse, et je me suis dit : "Bravo, tu as donné la bonne réponse !"

Même si apparemment tout semble aller mal, je perçois cela plutôt comme un processus alchimique de l'oeuvre au noir d'où émerge l'homme nouveau. La renaissance de l'homme en quelque sorte.

Oui, je pense qu'on est un peu comme à la période de la Renaissance, en plus serré. Ça va plus vite qu'à la Renaissance parce que toutes les techniques sont très rapides, parce que le monde évolue, les idées se communiquent très rapidement. Mais le monde industriel, qui est né grosso modo au début du siècle dernier, est en train de mourir sous nos yeux. C'est une mort qui fait du bruit, ça ne se fait pas sans mal, ça fait beaucoup de victimes, c'est comme un état de guerre. Ce monde industriel est fini. C'est vrai que si vous allez à Sollac, ici à côté de chez nous, il y a trente ans, il y avait cinq cents personnes dans le grand atelier. Maintenant il y en a trois parce que ce sont les machines qui font le boulot. Le monde industriel en tant que tel, qui employait beaucoup de main- d'oeuvre et qui était l'activité dominante de la société, est fini et on ne sait pas encore comment sera le monde post-industriel, parce qu'on ne l'a pas encore construit. On est en période de transition.

Il est fort probable qu'il sera conscientiel ...

Je pense que c'est ce qui émergera, probablement. J'en suis même sûr. Mais ce que je ne sais pas, c'est avec quels dégâts. Nous ne sommes pas capables de le prévoir. Ici, en Lorraine, c'est frappant. C'est une région qui a été entièrement industrialisée et qui à un moment donné a été le Texas français, la région qui produisait l'acier, le charbon, les matériaux les plus utiles pour toute la société. Il n'en reste plus rien. Je crois que le matérialisme néo-libéral ou le capitalisme mourront aussi et que nous aurons des formes de production tout à fait différentes, de types mutuelles ou P.M.E. Plus petites, plus régionalisées. Même si les boîtes se rachètent les unes les autres, si elles grossissent toujours plus, et si la tendance est d'aller vers une seule multinationale mondiale.

Comme je le dis toujours, il y a des contagions de toutes parts, pourquoi n'y aurait-il pas de contagion conscientielle ? À un moment ou à un autre, l'humain sera une réalité sur cette Terre.

C'est ce que j'appelle la post-modernité, la modernité c'est la phase adolescente où on s'oppose au père, donc on a des réactions de rejets. Mais après l'adolescence, on passe dans une phase de maturité et cette maturité, c'est la post-modernité. Les valeurs de la modernité sont des valeurs où l'on se pose en s'opposant comme le fait un adolescent, dans le sens hégélien du terme. Dans la phase suivante de la post-modernité vous avez toutes les valeurs de la modernité, plus l'abandon à Dieu, parce que vous vous êtes réconcilié avec votre père, vous n'êtes plus fâché avec vos parents.

Donc le moment de la réconciliation est arrivé ! (Rires)

Oui, voila, c'est une bonne conclusion. (Rires)

sommaire

A

N

D

A

N

T

E


G

R

A

Z

I

O

S

O

Andante grazioso

Entretien avec Anne Dambricourt-Malassé

Chargée de recherche au CNRS / Institut de paléontologie humaine- laboratoire de préhistoire du Muséum national d'histoire naturelle. Archéologue consultante au ministère des Affaires étrangères.

Les Humains Associés : Pourrais-tu nous rappeler brièvement le contexte et retracer l'origine de tes découvertes concernant l'évolution de l'espèce humaine ?

Anne Dambricourt-Malassé : Leur origine, ce serait toute mon histoire, c'est-à-dire 36 ans... On ne fait pas de la paléontologie humaine sans raisons. Derrière ces préoccupations se trouve bien sûr une question d'identité. Qui suis-je ? C'est une question d'enfant. Mon plus vieux souvenir est lié au problème des origines, lorsque ma mère me faisait réciter mes leçons d'Histoire et que je pris conscience que ni elle, ni même ma grand-mère, n'avait connu les Gaulois ou la préhistoire. Ce jour-là, j'ai vraiment découvert la durée. Cette histoire se perdait complètement dans le noir pour moi. J'ai toujours ce trou noir en mémoire. Qu'y avait-il avant ?

Depuis ce jour, je n'ai cessé de chercher des repères un peu partout. La nature m'attirait. Je tentais d'y trouver comme des réponses à cette angoisse des origines, ou tout du moins des signes. Et petit à petit, je me suis senti un goût pour les sciences de la nature, pour le concret, l'authenticité. Je n'étais pas une très bonne élève, mais les leçons de choses me passionnaient parce qu'on y faisait des tas de découvertes. Je crois que j'entrevoyais une voie dans cette logique de la découverte. On avait des surprises, toujours de nouvelles choses à apprendre. Et surtout, rien de ce que l'on pouvait dire un jour n'était définitivement acquis.

Cette pratique du doute m'a donc imprégnée dès le départ. Ce que l'on me dit est-il vrai ? Bien sûr, la question se posait avec force à propos de la religion. Mon éducation catholique est la seconde clé par laquelle j'analyse la naissance de ma vocation. Elle fut très traditionnelle, d'une intensité rare et rehaussée par un passé familial très lourd. Après réflexion, j'ai finalement conclu que tout ce qu'on me racontait était stupide, que tous ces systèmes de valeurs étaient faux et destructurants. Chez-moi, tout était expliqué par la religion, et bien entendu, on ne parlait pas de la théorie de l'évolution.

C'est en Sixième que j'ai découvert tout ça. Grâce aux petits fossiles, et surtout grâce à mon grand-père maternel, qui était athée et très libre d'esprit. Il était à la fois peintre et scientifique de formation; et je réalisais que si lui -- un homme intelligent -- avait le droit de se poser des questions, de douter, je devais bien moi aussi avoir le droit de le faire... Je me suis alors construit mon univers, remettant toujours un peu les choses en cause, et développant petit à petit cet espace de liberté que constitue la découverte. Pour un exposé sur la géologie du Bassin parisien, mon grand-père et moi sommes allés visiter une carrière dans le nord de Paris. En descendant dans cette carrière, j'avais le sentiment de descendre dans le temps. Tout était blanc, avec de jolis petits fossiles, des coquillages encore brillants... J'ai l'impression qu'à ce moment le noir a complètement explosé et tout est devenu lumineux : le passé, toute cette évolution, toute cette complexité, ces petits fossiles qui venaient de si loin...

J'avais donc commencé par trouver des racines, et petit à petit, je me suis orientée vers les origines de l'homme. Deux ans plus tard, je savais que je ferais de la paléontologie humaine. Toute ma scolarité, toutes mes études ont été orientées dans ce but-là, pour être un jour au coeur de la recherche fondamentale et pouvoir accéder directement aux objets, à la pierre, aux fossiles, aux hominidés. Voir les choses par moi-même...

C'est la recherche de la vérité...

Absolument. Une seule question compte : l'être humain a-t-il vraiment cette signification que m'a enseignée mon éducation catholique ? A-t-on quelque chose à attendre des hommes ? A-t-on une âme ? Y a-t-il vraiment quelque chose d'extraordinaire à vivre et à découvrir ? Si c'est vrai, c'est fabuleux; mais si c'est faux, alors on s'est bien foutu de moi...

À cette époque, je ne croyais plus en rien. J'étais darwinienne dans l'âme et j'avais des discussions interminables dans le seul but de contredire mes parents, de leur montrer qu'ils n'avaient rien compris, que l'homme n'était pas la seule créature réussie. Que le cheval, par exemple, méritait autant d'égards parce qu'il était adapté à la course... J'expliquais tout : la biologie était complètement réductible à la biochimie, la pensée n'était rien d'autre qu'un mode d'organisation du cerveau, c'était connu, tout le monde le savait. Il n'y avait pas à chercher plus loin. Bref, j'avais quinze ou seize ans et je savais tout.

Un jour, j'ai perdu mon père dans un accident; il s'est tué en montagne et tout m'a alors semblé faux, déplacé. Cet homme qui était si bon, croyant, etc., pouvait-il disparaître dans de telles conditions ? Il s'était lui-même laissé abuser par ses propres convictions. La réalité, c'était donc ça: le non- sens, les accidents, les pathologies, les difformités, les avortements... Lorsque mon père est décédé, j'ai eu comme une révélation de l'absurdité, au point d'en avoir des nausées, de vomir tout ça. L'univers est noir ! aveugle, monstrueux ! Il fait souffrir en permanence. Le monde pouvait disparaître, connaître des guerres nucléaires, tout me semblait normal. J'étais complètement insensible, au point qu'à cette époque je me suis retrouvée à la morgue de l'hôpital de Garches à trier des foetus humains. Je m'y rendais en passant par une petite porte qui donnait sur le cimetière même où se trouvait mon père ! Son accident venait de se produire, et j'allais à la morgue avec de grandes poubelles pleines de formol, où flottaient des foetus minuscules, des bébés de différentes ethnies dont je devais déterminer l'âge et le sexe. Je faisais tout cela dans la plus complète insensibilité. Je prenais ces petits, je les mettais dans des lavabos... j'avais des montagnes de bébés, de cadavres de bébés... de véritables images d'Auschwitz ! Je ne savais même plus ce que je devais chercher, ni pourquoi j'étais là... Tout ça remonte à 1988.

Mais malgré cette totale indifférence, quelque chose a toujours résisté en moi. L'espoir qu'il y ait encore quelque chose à découvrir. Et puis c'est arrivé... il y a eu cette découverte de la contraction cranio-faciale et de son rôle dans le processus d'hominisation.

En fait, je suis partie de la mâchoire inférieure, la mandibule, et j'ai cherché à comprendre comment elle s'était construite au cours de l'évolution. En mettant côte à côte des mandibules adultes d'hommes actuels, d'hommes fossiles, d'australopithèques, de grands singes et de petits singes, on peut repérer des différences, les mesurer, identifier des caractères, en déduire un classement en différentes espèces auxquelles on peut donner des noms, etc. Mais derrière cette classification, cette taxonomie, il n'y a guère d'explications. On se contente de décrire. Or je voulais comprendre véritablement le processus en jeu. Comment cela s'était-il produit ? D'où venait la mandibule de chacune de ces espèces ?

La méthode était simple : commencer par suivre le développement de la mâchoire inférieure, non pas à travers les âges, dans le processus d'évolution des espèces, mais directement pour un individu particulier, depuis le stade embryonnaire jusqu'à l'âge adulte. Je suis donc remontée à l'embryon, et j'ai vu se mettre en place un certain nombre de caractères, certains d'origine embryonnaire, d'autres d'origine foetale, d'autres postnatale, liés à la locomotion, etc., et je suis finalement tombée sur ce que je crois être la clé : le phénomène de contraction cranio-faciale.

En fait, cette découverte n'a pas été le résultat d'un long tâtonnement, à force de chiffres et d'analyses. J'ai simplement pris un crâne d'homme et un crâne de singe, et je les ai retournés. Il m'a alors sauté aux yeux que la base du crâne, sous la mandibule, avait été contractée, et ceci différemment pour les deux espèces. Il n'y avait encore rien de démontré, mais cela me semblait évident. Et puis par chance, il existait déjà un outil théorique permettant d'étudier ces contractions : le pantographe.

Il s'agit d'une figure géométrique reliant différents endroits-clés d'un crâne, qui avait été mise au point en 1952 par Robert Gudin, alors élève du grand paléontologue Jean Piveteau. Je trouve que c'était une idée géniale. Finalement, ma thèse a essentiellement consisté à prendre des mesures et à comparer statistiquement les différents pantographes obtenus pour les différentes espèces. Et j'ai simplement constaté qu'il existait des groupes communs qui se réunissaient autour d'une même "amplitude de contraction". C'est tout à fait élémentaire, et tous les chiffres et les graphiques n'ont fait que vérifier ce que j'avais remarqué visuellement.

Pour résumer, je n'ai nullement remis en cause la chronologie -- au contraire, je m'en sers ! -- ni même les grands groupes tels qu'ils ont été définis (prosimiens, simiens, australopithèques, etc.). J'ai simplement constaté qu'il y avait enfin une possibilité de comprendre le passage d'un groupe à l'autre en s'intéressant en premier lieu à ce qui se passe chez l'embryon, lors du développement du futur crâne. La forme très ramassée de la base du crâne de l'Homme n'est pas acquise immédiatement chez l'embryon. Tous les embryons de mammifères ont au départ un crâne plat. Puis une partie commence à fléchir, et le visage va se développer en avant, dans un contexte plus ou moins fléchi, plus ou moins contracté suivant les espèces.

Autrement dit, la forme du crâne chez l'adulte, et en particulier la contraction de la mandibule, portent la mémoire des différentes étapes de développement de l'embryon, dont l'ensemble constitue ce que l'on nomme l'embryogenèse, c'est-à-dire d'une certaine façon, le schéma selon lequel l'embryon se développe. La forme du crâne et celle de la mandibule sont donc les témoins de l'embryogenèse; ils gardent "l'empreinte embryonnaire".

Or il se trouve que les plus vieux primates, ceux qui ont entre 60 et 50 millions d'années, ont un crâne extrêmement plat, c'est-à-dire très peu fléchi, très peu contracté. De tels "prosimiens" existent toujours -- par exemple les lémuriens de Madagascar. Ils fonctionnent donc sur une mémoire embryonnaire vieille de 60 millions d'années. L'embryogenèse des hommes ou des singes a énormément de points communs avec celle des prosimiens actuels. Mais il existe quelques différences, car entre cette mémoire de 60 millions d'années et nous, d'autres grandes racines embryonnaires se sont développées.

Essayons de retracer cette chronologie : il y a donc d'abord ces premiers primates à crânes plats -- les prosimiens. Ils ont carrément la face devant et le cerveau derrière, avec le trou occipital orienté vers le bassin et la queue. Ensuite, il y a environ 45 millions d'années, apparaissent les singes, les "simiens". On les trouve eux aussi en Afrique, mais également en Amérique, puis en Europe et en Asie. Aujourd'hui, il y a toujours des représentants de ces espèces de singes, de ces simiens, notamment les macaques ou les babouins. Quand on observe leur crâne, on s'aperçoit que le cou a un petit peu basculé, et que la face est déjà plus rapprochée de l'arrière du crâne. La mandibule a également changé en conséquence. L'embryogenèse fait donc apparaître un contexte légèrement plus fléchi, plus contracté que chez les prosimiens.

Puis apparaissent les grands singes, il y a 20 millions d'années. Leur mandibule est encore un peu différente de la précédente, plus large, plus évasée, témoignant d'un développement transversal du cerveau foetal, et finalement d'une contraction cranio-faciale plus grande. On dispose de beaucoup de fossiles de ces grands singes. Peu de crânes, mais beaucoup de mandibules... On les retrouve en Afrique, en Europe, au Pakistan, en Inde, en Chine, en Indonésie, et aujourd'hui il existe toujours des représentants de cette mémoire embryonnaire. Il s'agit du gorille et du chimpanzé en Afrique, et de l'orang-outan en Indonésie.

Lorsque l'on compare une mandibule de gorille et une mandibule d'orang-outan, on s'aperçoit qu'elles se confondent. Ce sont pratiquement des jumeaux. Et pourtant, on estime que cela fait 18 millions d'années que leurs ancêtres se sont séparés. Par conséquent, depuis 18 millions d'années, quelque chose est resté stable malgré la divergence des espèces. Ils ont des modes de vie différents, une tête différente, etc., témoignant de fluctuations, de variations apparues au cours du développement, de l'évolution. Mais la racine embryonnaire n'a pas bougé. Il existe un fond commun, qui s'est diffusé en Afrique et en Eurasie, exploitant ici et là diverses niches écologiques, donnant lieu à différentes espèces, mais sans jamais réellement altérer le fond.

Cela fait penser aux champs morphogénétiques, dont parle le biologiste Rupert Sheldrake. Quelle est l'origine de cette stabilité ? Comment peut-on l'expliquer au sein de conditions environnementales complètement différentes ?

Je n'en sais rien. Mais comme vous allez le voir, il existe une stabilité encore plus redoutable, que je trouve beaucoup plus impressionnante, et qui me trouble...

Il y a environ 5 millions d'années, les choses s'accélèrent. On trouve à nouveau d'autres types de crânes, d'autres mandibules, plus larges, plus courtes. Que l'on considère la mandibule elle-même ou le crâne, ou encore que l'on trace de façon précise le fameux pantographe, la conclusion est toujours la même : c'est plus contracté ! Ainsi sont apparus les australopithèques.

Pour la première fois dans l'histoire de l'évolution, la flexion d'origine embryonnaire qui permet à la structure initiale plane de s'arrondir et de développer la face, le visage, au-dessous des lobes frontaux, allait se maintenir jusque chez l'adulte. Or c'est cette nouvelle organisation de la base du crâne, avec la nuque basculée, qui permet la bipédie. Chez les grands singes, l'enfant témoignait déjà de cette aptitude à la bipédie. On l'observe encore à l'heure actuelle chez les gorilles ou les chimpanzés. Mais à partir de l'âge de deux ou trois ans, la dynamique de flexion s'arrête, et le crâne repart en extension; il remonte. Le cerveau reste en arrière, et la face se développe en avant. Autrement dit, chez les grands singes, la trajectoire de croissance est d'abord très fléchie, puis elle s'inverse complètement.

Chez l'australopithèque, au contraire, la dynamique de flexion se maintient jusqu'à l'âge adulte, conduisant à une nuque beaucoup plus basculée et permettant une bipédie effective. La bipédie des australopithèques n'a donc absolument rien à voir avec la disparition des arbres dans l'environnement des grands singes, comme on le prétend habituellement. Elle a une origine interne; elle obéit à des déterminismes ontogéniques internes, indépendants du milieu.

C'est l'ensemble du squelette qui est transformé, dans une sorte d'unité allant de la tête à la queue. Les australopithèques ont un bassin plus large, un pied différent, et cela ne peut s'obtenir qu'au cours du développement embryonnaire, dans ce tout petit espace où se déroule une histoire fabuleuse, restructurant le crâne, le bassin, les épaules... C'est tout ce développement qui aboutit, à la naissance, à un bébé australopithèque capable de marcher sur ses deux pieds. Pour autant que son développement social l'y encourage, bien sûr. Car il faut encore tenir compte de l'ensemble de la population; de la mère, de la fratrie, du comportement psychomoteur du milieu social, du comportement du groupe par rapport à l'environnement, etc.

On trouve ces australopithèques jusqu'à il y a environ un million d'années, et puis ils disparaissent. Mais il y a deux millions et demi d'années, de nouvelles formes apparaissent à nouveau. Des formes un peu bizarres, que l'on ne sait pas trop classer. Ils font penser aux australopithèques, mais ils ont une tête très simienne, avec une face vers l'avant, malgré une base du crâne cette fois très fléchie. Pourtant, ce n'est pas une flexion du même type que celle de l'homme actuel ou des hommes archaïques qui apparaissent à la même époque. On a donc en même temps, contemporaines, ces formes très robustes d'un côté, et de l'autre des formes plus graciles, avec des mandibules plus larges, une face plus rapprochée sous les lobes frontaux, le cerveau plus développé des hommes.

Ainsi, il y a 2,5 millions d'années, le processus explose littéralement. On observe un développement des hémisphères cérébraux, une complexification, et on va trouver de nombreuses formes différentes : Homo habilis, Homo ergaster, Homo rudolfensis... Et à nouveau, ils vont quitter l'Afrique, gagner l'Europe, l'Inde, l'Asie, la Chine, l'Indonésie. Il y a une telle diversité de formes qu'on ne sait plus trop comment les nommer. On leur donne le nom générique de Homo erectus, mais finalement, c'est un concept assez flou, assez fuyant.

Parmi eux, il y a même certaines populations récentes -- comme les néandertaliens ou certaines espèces dont on retrouve des crânes en Chine ou à Java -- qui ont moins de front que les espèces antérieures, une grosse arcade au-dessus des yeux, et parallèlement, une base du crâne en extension. Si on se place du point de vue embryonnaire, il est clair que ces espèces ont ralenti leur dynamique de flexion par rapport à leur ancêtre; ils sont moins contractés ! Cela n'a pas empêché que le développement du cerveau se complique, et on verra en effet des néandertaliens avec une très forte capacité crânienne, mais ce développement s'est fait en extension, et non pas en contraction.

Mais ces espèces ont disparu...

Exactement.

Il semble qu'il se soit agi là d'un recul par rapport au schéma d'évolution qui va dans le sens d'une contraction cranio-faciale. Il est donc intéressant de constater que ces espèces n'ont pas persisté.

On ne peut pas véritablement parler de recul, mais ça ne va effectivement pas dans le sens général de l'évolution qui a mené des prosimiens aux simiens, puis aux grands singes, etc., jusqu'à l'homme actuel, Homo sapiens, le plus "contracté" de tous les primates. Et en effet, ces espèces-là vont disparaître...

On constate la même chose avec les crânes de Chine et de Java, et on se doute d'ailleurs déjà depuis un moment, qu'ils ne comptent pas parmi les ancêtres des hommes actuels. Pour moi, et du point de vue de l'embryogenèse, c'est tout à fait évident.

Mais venons-en à nous-mêmes, Homo sapiens selon la définition classique. Sapiens est donc à nouveau différent, encore plus contracté, avec une bascule occipitale plus prononcée, et un cerveau non pas plus volumineux, mais organisé différemment, avec des lobes frontaux plus compliqués, et cette face complètement sous le front. On n'a plus ce développement de la face qui était encore assez sensible chez Homo erectus. Même si l'on peut avoir encore des arcades sourcilières marquées ou de petites bosses à l'arrière, cela n'a plus rien à voir avec l'ancienne mémoire embryonnaire.

C'est donc encore une fois une nouvelle racine embryonnaire, un nouveau pôle embryonnaire qui va gagner, en 120 000 ans, des nappes humaines qui s'étendront partout sur la surface du globe, avec la diversité que l'on connaît aujourd'hui. Il se peut même que depuis 100 000 ans, il y ait encore eu des changements. Car l'homme de Cro-Magnon et les types apparentés sont encore relativement robustes -- au sens de l'épaisseur des os, de la table externe, etc. -- et on pense que vers 30 000 ans il s'est à nouveau produit quelque chose. Les hommes sont devenus plus graciles, et cela correspond à peu près au néolithique, lorsque l'on a commencé à bâtir des villages, etc.

Mais il se trouve qu'aujourd'hui on observe certaines fluctuations un peu partout sur la planète, quelles que soient les ethnies. On voit la mâchoire déraper, et la mandibule se retrouve soit trop en avant, soit trop en arrière. Actuellement, c'est carrément en arrière; les enfants de six ans -- c'est ce que l'on appelle la classe 2 dentaire -- ont un équilibre différent. Ce n'est pas le nôtre, et cela oscille dans tous les sens !

Il y aurait donc une mutation en cours ?

Je crois que c'est plus qu'une mutation : c'est le vieux fond Sapiens qui est instable. S'agit-il d'une nouvelle phase d'hominisation ? Je ne sais pas, mais cela me conforte en tout cas dans l'idée que ce n'est pas un individu ou un gène qui mute, mais des populations entières de cellules germinales qui oscillent d'un point de vue dynamique je ne sais pas où -- est-ce l'ADN, est-ce la structure dynamique de la cellule ? -- et qui expriment certains déséquilibres.

Bien sûr, ces déséquilibres peuvent être différents d'un individu à l'autre, parce qu'il existe des croissances différentes. Il n'y a pas un type Sapiens; cela n'existe pas, c'est complètement aberrant. Les orthodontistes savent bien qu'ils n'ont pas un crâne adulte Sapiens sur lequel tout le monde viendrait se calquer. Il existe des quantités de trajectoires de croissance possibles, mais toutes, justement, restent à l'intérieur d'une même "amplitude de contraction".

C'est très précisément ce que nous apprennent les théories actuelles du chaos. Ce sont la multiplicité et la diversité mêmes qui maintiennent la cohérence. Il y a une infinité de chemins possibles différents, mais chacun d'eux s'inscrit dans les limites très strictes de ce que l'on appelle un "attracteur".

Je trouve cela assez fabuleux, et ce qui est encore plus fort, pour moi, c'est de réaliser que le substrat de l'hominisation, ce n'est pas une population donnée, isolée, mais ce qui est commun à tout le monde. Ce qui a donné l'australopithèque, c'est ce qui est commun à tous les grands singes, quelle que soit l'espèce, la sous-espèce ou le genre considéré. C'est leur mémoire commune qui va engendrer la nouvelle espèce, le nouveau type d'embryogenèse, ou pour ce qui nous intéresse ici, la nouvelle amplitude de contraction. De même c'est la mémoire commune de tous les australopithèques qui va donner les premiers hommes. Et à nouveau, c'est tout ce fond commun qui dans un contexte donné, est repris, complexifié, poursuivi jusqu'à Homo sapiens, et c'est reparti pour une explosion de formes, de diversités, et cela va encore plus loin, en Amérique, en Australie, on va même occuper les pôles, et aujourd'hui on quitte la planète...

Comment a réagi la communauté scientifique à tes travaux ?

La Société d'anthropologie de Paris a d'emblée refusé mon texte, le qualifiant de galimatias prétentieux.

Je me suis dit qu'ils n'avaient rien compris, et j'ai donc décidé de l'envoyer directement à Jean Chaline, paléontologue à Dijon. Celui-ci m'a immédiatement téléphoné, me demandant si je ne voulais pas travailler chez eux. C'était tout à fait inattendu. J'ai donc préparé, en 1989, ma deuxième candidature au CNRS, avec Jean Chaline, et je suis allée plusieurs fois à Dijon. L'équipe m'a très bien reçue, on a discuté... Jean Chaline avait compris le processus de croissance; pas uniquement ce que l'on appelle les hétérochronismes, qui sont des décalages dans les rythmes, mais également l'idée qu'il fallait effectivement tenir compte de l'ontogenèse de l'individu. Il était déjà en phase avec cette idée, et se réjouissait de voir qu'en anthropologie, il y avait également quelqu'un sur cette voie.

Mais les choses ne se sont pas passées tout à fait comme prévu. J'étais censée avoir une chance sur deux d'obtenir ma nomination, mais la veille du concours, Jean Chaline m'a informé que l'affaire était en fait déjà pratiquement réglée. Je devrais attendre l'année suivante et obtenir d'ici-là trois publications dans des revues de premier rang, chose quasiment impossible. J'ai donc commencé à douter, mais j'étais prête à travailler avec lui et avec son équipe. On a préparé une note avec Yves Coppens pour la revue Nature, qui devait s'intituler Inside and east side story -- "Histoire interne et histoire de l'est de l'Afrique".

Mais je n'étais pas vraiment d'accord; je trouvais que mon travail était trop récupéré. Je n'étais encore qu'une débutante, mais j'ai finalement dit à Jean Chaline que je ne publierai avec lui que le jour où on saurait clairement quelle était sa contribution, et qu'elle était la mienne. J'avais fait un travail énorme, et je ne voulais pas voir tout cet acquis récupéré si facilement. J'ai donc décidé de ne pas donner suite à cette proposition d'intégrer son équipe à Dijon, et je me suis retrouvée sans projet. J'avais un bébé de un an et je ne pouvais pas arrêter de travailler. Que faire ? Laisser tomber toutes ces idées ? Mais nous étions en 1989, et cela faisait bientôt trente ans que cette question des origines me turlupinait. Il y avait eu ces longues années de thèse, cette découverte de la contraction cranio-faciale... Je ne pouvais pas abandonner; c'était viscéral, c'était ma personne même.

J'ai donc fait le point, et je suis arrivée à un engagement très personnel. Je me suis dit que s'il y avait effectivement une autre réalité, si cette chose que l'on m'avait enseignée mais à laquelle je ne croyais pas du tout existait vraiment, alors je devais me mettre à son service. On peut appeler ça un acte de foi, mais pour moi, c'était un don. Pour autant que j'avais des capacités, j'en faisais don. Je me suis donc mise au service de cette vérité-là... et ça n'a pas raté !

C'est d'ailleurs très troublant car au cours de mes réflexions, je pensais souvent à Teilhard de Chardin. Je me demandais à quoi avait servi tout ce qu'il avait pu faire. Et à quoi pouvait bien servir tout ce que je faisais ? Si le CNRS ne voulait pas de moi, si je ne travaillais pas dans la logique classique de la paléontologie, que pouvais-je y faire ? Mais si cela correspondait à un certain axe de vérité, alors je me mettais à son service. J'avais fait le maximum de mon côté, je ne pouvais pas en faire plus...

Or deux jours plus tard, je croise Henry de Lumley à l'Institut, qui me dit : "Il faut qu'on parle de votre avenir". Naïve, je pensais qu'il allait me parler du CNRS. Mais pas du tout, il m'annonce que le professeur Piveteau pensait à moi pour la fonction de secrétaire générale de la Fondation Teilhard de Chardin ! C'était absolument inattendu, et cela représentait un allégement considérable. Car j'allais être payée pour travailler, et de surcroît dans un domaine qui m'intéressait.

Lorsque mon père ne put plus m'imposer d'aller à l'église le dimanche, catastrophé et inquiet de voir que je ne m'intéressais pas à la religion, il m'avait en effet demandé d'essayer de lire Teilhard de Chardin. À l'époque, je n'avais rien compris. Et de toute façon je n'étais pas d'accord. Je ne savais rien mais, très suffisante, je pensais en savoir bien assez pour pouvoir réfuter ce Teilhard de Chardin. Et voila qu'il revenait, sans que je l'aie cherché.

Plongée dans la Fondation, j'allais pouvoir essayer de mieux comprendre les fondements de sa pensée. Et j'ai vraiment perçu à quel point il a dépassé tout ce qui avait été fait auparavant. Il n'y a pas de bases physiques, pas de démonstrations, mais cette loi de complexité de la conscience est une vision extraordinaire. Il était résolument trans-disciplinaire, il s'informait de tout, et il a proposé quelque chose d'incroyablement cohérent. Pourtant, il n'y avait pas d'assises scientifiques tangibles; même s'il partait des crânes, c'était un géologue plus qu'un anthropologue, et je comprends très bien qu'il ait été mis à l'écart par les milieux scientifiques.

Et puis pour parfaire le tableau, je suis reçue la même année au CNRS, alors qu'une toute autre personne était prévue, avec un grade supérieur au mien...

Mais tu étais déjà un serviteur...

Oui, je m'étais mise à disposition, avec l'idée que si "quelque chose" existait, ça marcherait, et que si ça ne marchait pas, c'est qu'il n'y avait rien...

C'est un esprit extrêmement religieux, dans le sens noble du terme.

Et ça a marché... D'ailleurs personne ne sait vraiment ce qui s'est passé. Il semble qu'il y ait eu des magouilles au sein de la commission du CNRS et que ces magouilles leur soient retombées dessus. Il se trouve qu'à ce moment-là, ma directrice de thèse, Marie-Antoinette de Lumley, était à la commission; elle m'a défendue et je suis passée. Mais ça n'a pas été simple pour autant. Je me souviens de la réunion qui s'est tenue dans le cadre de la Société d'anthropologie de Paris, tout juste un mois après ma soutenance de thèse. J'y ai présenté mes résultats, qui ont provoqué une discussion très animée, avec à la fois des opposants farouches et des gens passionnés. On n'en sortait plus; c'est alors que le président de séance a donné la parole au docteur Deshayes.

J'avais remarqué qu'elle était très attentive, mais j'ignorais si c'était par intérêt ou si elle était simplement scandalisée. Et elle est en fait venue soutenir mes conclusions, en expliquant que ce que je décrivais, elle l'observait en ce même moment chez certains enfants, sous la forme de dysharmonies de croissance.

Je n'en revenais pas, car je remets toujours en cause mes résultats. Cette femme qui corroborait mes conclusions, à partir d'observations indépendantes, dans un tout autre domaine, c'était trop beau. J'ai vraiment pris ça comme un cadeau, et depuis, nous travaillons ensemble. Plus nous avons de statistiques, plus l'idée que la forme du visage dépend de ce qui se passe au niveau de la base du crâne se confirme. D'ailleurs, une fois qu'on l'a vu, cela saute aux yeux.

C'est ainsi que je me suis retrouvée à étudier les systèmes dynamiques complexes... Marie-Josèphe Deshayes s'intéressait déjà au chaos, avec son mari médecin, et petit à petit nous nous sommes orientées vers la lecture d'Ilya Prigogine, d'Ervin Laszlo, etc. Étant donné qu'on me refusait la publication dans la Société d'anthropologie, j'allais dans des sociétés complètement étrangères à ma discipline. Inutile de perdre mon temps à tenter de convaincre des gens qui ne me donnaient pas l'impression d'avoir envie de comprendre... Et c'est en effet ailleurs, chez les mathématiciens, les physiciens, que je commence à rencontrer des personnes avec lesquelles il va être possible de travailler.

Je me suis donc mise à lire énormément, non pas des articles d'anthropologie, mais tout ce qui a trait à la thermodynamique, au chaos, y compris des choses mathématiques. Et puis j'ai essayé de clarifier tout ça, de faire une synthèse de ce que j'avais pu comprendre sur l'hominisation et la théorie des systèmes dynamiques non linéaires. Cela fut publié en 1992 dans une Société de biologie mathématique.

Et puis arrive le dernier épisode... Vues les circonstances de mon entrée au CNRS, je me doutais que ma titularisation, dix huit mois plus tard, n'irait pas de soi, comme c'est pourtant le cas d'ordinaire. Ce pressentiment était juste, hélas ! C'est mon directeur, catastrophé, qui m'a annoncé mon refus de titularisation. J'étais donc exclue du CNRS, ce qui n'arrive en principe que si on fait une faute professionnelle grave. Qu'est-ce que c'était donc que cette histoire ?

Heureusement, j'avais un peu prévu le coup et j'avais travaillé avec suffisamment de médecins et de personnes compétentes pour pouvoir appuyer mes arguments. Et puis j'avais de bonnes publications scientifiques... On m'a finalement dit : "Bien, puisque vous parlez d'Ilya Prigogine et de René Thom, allez donc demander à René Thom ce qu'il pense de votre travail..." Mince, ils ne faisaient aucun cadeau ! Comment allais-je faire ? René Thom est un grand mathématicien, qui s'est illustré notamment avec la théorie des catastrophes. Il me semblait que dans sa façon de voir les mathématiques et dans certaines de ses phrases compréhensibles à mon niveau, il y avait des choses allant dans le sens de ce que je cherchais. J'avais donc cité René Thom, et cherché à modéliser, à simuler et à donner un cadre très rigoureux à ce que je décrivais. Je recherchais en fait l'objectivité la plus indiscutable possible, quelque chose qui fasse consensus, et que n'importe qui puisse reproduire en reprenant la même méthode. C'est donc dans ce souci de la plus grande rigueur que je tentais d'employer le langage mathématique le plus juste.

J'ai du mettre deux heures avant de me décider à appeler René Thom, mais je lui ai finalement exposé mon problème avec le CNRS, en lui demandant s'il pouvait m'aider. Par chance, je lui avais déjà envoyé mon texte sur l'hominisation et le chaos, et il s'en souvenait. Il m'avait imaginé comme un vieux chercheur dans son coin et il était très surpris de voir que ce n'était pas ça...

Une vieille femme moche?.. (Rires)

Oui, c'est lui qui me l'a dit. Il imaginait quelqu'un de 60 ans, complètement en marge... Enfin bref, c'est vraiment étonnant, parce qu'en plus, lorsque l'on m'a demandé de le contacter, je ne savais pas du tout où le trouver. J'ai tenté ma chance à l'Institut des hautes études scientifiques, et il y était. Or c'est juste en face de chez moi, exactement de l'autre côté de la route. Il m'a reçue sans problème; la première fois, on a discuté pendant six heures !

Et puis il est d'une telle honnêteté qu'il a fini par me dire : "C'est vrai, vous n'avez pas votre place au CNRS; vous êtes une visionnaire, et vous n'avez donc pas votre place dans cette institution." (Rires). Visionnaire, je ne sais pas, mais en tout cas ce que je vois, ce n'est pas une vue de l'esprit. Ce sont des faits; j'essaie de donner de l'objectivité à ce que j'observe...

Finalement, le CNRS a réuni une commission exceptionnelle pour statuer sur mon cas. Il y a eu une dizaine de rapports, ils ont demandé deux contre-experts : Jean Chaline, qui a fait un excellent rapport, et une seconde personne qui s'est déclarée incompétente, avouant ne pouvoir juger à la fois de la paléontologie, des systèmes dynamiques, du chaos, de la modélisation, des catastrophes, etc. Et puis le rapport de René Thom est arrivé, la veille de la décision, et comme il était très bon, j'ai finalement été titularisée. Ouf !

Ensuite, ils ont encore voulu m'imposer un tuteur, afin que je réoriente ma recherche, que je quitte cette perspective. Mais de Lumley et Chaline m'ont soutenue, et ça s'est finalement bien passé. J'ai eu des publications, j'ai continué à rencontrer des scientifiques de disciplines différentes, etc. Mais je n'étais pas encore tirée d'affaire. J'étais certes au CNRS, mais j'avais besoin d'un minimum de sous pour travailler. Avec un pied à coulisse, je ne pouvais pas faire grand chose. En l'occurrence, il fallait que des médias s'y intéressent, mais je ne trouvais pas d'échos. Je ne savais plus quoi faire, et j'en avais ras-le-bol. J'ai donc finalement décidé d'écrire un article pour La Recherche; c'était ma dernière carte. J'ai attendu trois mois, et finalement Olivier Postel-Vinet m'a appelée pour me dire qu'il avait trouvé mon article passionnant et qu'il allait le publier. L'article est finalement sorti dans le numéro d'avril 1996, et depuis, différentes revues ainsi que des journalistes s'intéressent à mon travail. Je reçois pas mal de courriers très positifs, certains venant de scientifiques, d'autres non. Voilà, j'en suis donc là. Mais je dois dire que ça n'a jamais été facile...

Dans le système dans lequel nous vivons, tous ceux qui innovent, à court terme, le font à leur propre détriment.

Pourquoi une telle résistance au changement ? Pourquoi cette réaction ? Moi qui pensais que la recherche était un domaine de liberté, d'échanges d'idées... j'ai vraiment perdu mes illusions ! J'ai vite compris que l'objectivité n'était pas là, et que la recherche scientifique vraiment rigoureuse est quelque chose de difficile, que l'on ne rencontre que très rarement. Je sais que la partie n'est pas gagnée, mais je crois beaucoup en la recherche. Pour moi, c'est vraiment la voie à suivre.

Surtout lorsque l'on parle de l'homme, car on soulève de nombreuses et vastes questions. Il faut alors plus que jamais s'en tenir à cette forme d'objectivité et montrer comment, par la recherche scientifique, on peut parvenir à découvrir des bribes de vérité. Mais il faut surtout éviter que la science ne soit récupérée ou manipulée au profit d'écoles de pensée ou d'idées. Car les idées sont toujours largement dominantes par rapport aux faits. C'est une de mes conclusions : les idées restent; on se sert des faits pour nourrir des idées, mais on ne cherche pas à tirer la leçon des faits. Ce ne sont pas les faits qui comptent pour eux-mêmes, mais ce que nous pensons. À partir de là, ou bien les faits vont dans le sens des idées que l'on a, ou bien...

... on les manipule !

Exactement, il y a une manipulation. Et la recherche m'apparaît encore largement manipulée au profit d'idées préexistantes. Il faut donc la sortir de là, et montrer l'exemple de ce qu'est une véritable démarche scientifique.

Comment pourrais-tu résumer les modifications que ta thèse apporte dans notre conception de l'homme et de son évolution ?

Si je veux comprendre le passage des premiers primates aux petits singes, c'est-à-dire des prosimiens aux simiens, il y a 45 ou 50 millions d'années, je suis obligée de dire qu'il y a une mémoire embryonnaire commune, toujours présente, mais qui a évolué.

Au stade embryonnaire, le cerveau, le tube neural, a tourné plus longtemps, entraînant un certain fléchissement. De même, le développement des hémisphères cérébraux au cours du développement foetal a été plus complexe et a duré plus longtemps. Cela cadre d'ailleurs remarquablement bien avec ce que l'on sait de l'ontogenèse des simiens, qui est en effet plus longue, avec une reproduction plus tardive.

Quel est ce fond commun ? Pourquoi devient-il plus long, plus dynamique, plus complexe, plus contracté... ? Je n'en sais rien, mais je constate que 30 millions d'années plus tard, donc il y a 20 millions d'années, lors du passage des petits singes aux grands singes, il s'est reproduit exactement la même chose. Le tube neural tourne encore plus longtemps, est plus contracté, le cerveau est plus complexe, cela prend plus de temps, conformément, à nouveau, à l'ontogenèse des gorilles, des chimpanzés et des orangs-outans, qui est plus longue que celle de n'importe quel petit singe.

Bon, cela fait deux fois. Viennent ensuite les australopithèques... et ça recommence ! Encore une fois, c'est le fond embryonnaire commun à toutes les espèces de grands singes actuels et fossiles qui est repris et enrichi : le tube neural tourne plus longtemps, dans un contexte encore plus contracté. Les décalages deviennent spectaculaires : il n'y a plus de crocs, c'est-à-dire que la dent reste dans des proportions infantiles; la face se forme plus tard; tout le développement neural se complique, prenant plus de temps, et finalement, les australopithèques seront bipèdes. On disait qu'ils étaient devenus bipèdes parce que la savane avait remplacé la forêt, mais dans la perspective que je mets en lumière, cela paraît très secondaire. Et d'ailleurs -- ça, je n'y suis pour rien -- on trouve les plus vieux australopithèques dans la forêt ! L'absence ou la présence d'arbres ne saurait donc être déterminante : si l'individu marche sur ses deux pattes, c'est compte tenu de ce qu'il est à la naissance, compte tenu de son squelette, de l'équilibre locomoteur et psychomoteur qu'il va pouvoir développer, et qui est la conséquence de toute son histoire embryonnaire... Et de trois !

Mais cela ne s'arrête pas là, et les choses se mettent même à aller très vite. Cela a pris 55 millions d'années pour passer des premiers primates aux petits singes, et des petits singes aux grands singes, mais toute la suite va se passer en cinq millions d'années : la même chose, mais dix fois plus rapidement. C'est une accélération incroyable... Lors du passage aux premiers hommes, c'est donc encore une fois le fond commun, la mémoire embryonnaire commune aux australopithèques qui est reprise, complexifiée, dynamisée, restructurée de la tête au bassin. À nouveau, cela prend encore plus de temps pour développer le cerveau, etc. Ce passage-là s'est déroulé il y a environ 2,5 millions d'années... et de quatre !

Et puis enfin, cinquième et dernière en date, il y a 120 000 ans, toujours plus rapidement, le développement embryonnaire des premiers hommes a été à nouveau déstabilisé, complexifié, allongé dans le temps, etc. C'est sans doute à partir des australopithèques que l'on commence à voir émerger la culture, le langage articulé, la parole... On va donner des noms aux objets, et puis, tardivement, apparaîtra la pensée symbolique, l'art...

Les néandertaliens ont disparu. Ils ne sont pas réellement dans la ligne de notre évolution, mais leur culture, leur mode de communication, leur représentations sont suffisamment complexes, et leur rapport à l'univers est suffisamment riche pour qu'il puisse exister une certaine notion de soi, de moi... Ils enterrent leurs morts, preuve qu'une certaine interrogation est déjà présente. Et puis on arrive à l'humanité actuelle, et à tout ce qui est le propre de l'homme moderne.

Ma conclusion est que l'Homme, ou plutôt l'Australopithèque, n'est pas comme on l'a toujours cru une adaptation des grands singes à un changement de milieu.

On avait coutume de dire que si les arbres n'avaient pas disparu, il n'y aurait pas d'australopithèques, et par conséquent pas d'hommes non plus. C'est une façon d'affirmer la présence d'une très forte contingence : nous sommes ici parce qu'un jour il y a eu un accident tectonique qui a fait que l'Afrique s'est coupée en deux, et que les arbres ont disparu. Mais cela repose sur l'idée que l'évolution du squelette est une réponse à des modifications d'environnement. Or ce n'est pas ce que je constate.

Je constate en premier lieu que l'on a récemment trouvé des australopithèques en milieu forestier. Ce n'est donc pas la disparition des arbres qui peut justifier leur apparition. Mais je constate surtout qu'il existe un processus qui se répète tout au long de l'hominisation, lors du passage des prosimiens aux simiens, puis des simiens aux grands singes, des grands singes aux australopithèques, des australopithèques aux premiers hommes, et enfin de ces premiers hommes à nous-mêmes. C'est systématiquement la même logique qui se répète.

Des variations sur un même thème, en somme...

Plus encore qu'une simple variation, c'est le thème que l'on reprend et que l'on enrichit. On croirait entendre Mozart : c'est "Ah, vous dirais-je maman..."; à la fin, on ne sait plus trop où se trouve la mélodie initiale, mais il reste quand même le thème en arrière-plan, complexifié, enrichi, etc.

Ce qui m'étonne plus encore que la stabilité des mémoires embryonnaires -- car 60 millions d'années après, il y a toujours des prosimiens ! -- c'est la stabilité du processus d'évolution lui-même, qui se répète avec insistance, toujours identique à lui-même. Il a pu exister des "sautes embryonnaires", par exemple, parallèlement aux premiers hommes, celles qui ont donné les formes paranthropes dont je parlais tout à l'heure, ou bien les néandertaliens, ou quelques autres encore... Mais toutes ces formes ont complètement disparu !

Il y a donc là une sélection extrêmement forte : l'embryogenèse, ça ne pardonne pas ! Et je souhaiterais dire à ce propos qu'en tant que femme, je vois les choses différemment. Pour moi, la sélection naturelle n'a aucun pouvoir constructif. Dire que la femme porte la vie, c'est une vision d'homme. On peut aussi porter la mort; ce fut mon cas, puisque j'ai avorté d'un petit bébé. Il me paraît donc évident que la sélection naturelle ne doit pas se limiter au sens de la conservation ou de l'élimination d'un individu en fonction de sa capacité à répondre aux contraintes de son milieu.

En tant que femme, j'ai pu voir, sentir un enfant se développer, et puis un autre qui n'était pas viable. C'est comme cela que les choses se passent. En d'autres termes, la sélection naturelle est incapable de justifier ou d'expliquer la cohérence et la fonctionnalité du petit bébé, dès sa naissance. C'est absolument fabuleux ! Je tiens vraiment à témoigner de cela : la sélection naturelle est permanente, et elle est en particulier très présente au cours de l'embryogenèse.

Finalement, si on a toujours eu la même réponse tout au long de l'évolution, c'est-à-dire tout au long du processus d'hominisation, c'est sans doute parce qu'aucune autre réponse n'était tenable. Il y a une telle complexité à gérer que l'on ne peut pas proposer n'importe quelle embryogenèse. Ils y a de nombreuses contraintes. Ne peuvent en particulier être retenus que les systèmes qui sont au moins capables de conserver la mémoire de leur construction, et d'assurer des seuils limites aux instabilités qui les traverseront. Or une telle contrainte est déjà énorme !

C'est exactement comme pour notre développement personnel : on a une mémoire, et on se sort des phases critiques parce que l'on a certaines références. Si on sait intégrer les informations, c'est gagné : il y a un concept qui émerge, qui se clarifie, et on continue à avancer comme ça, par étapes. Pour l'embryogenèse, il existe une logique similaire, même si je ne sais pas où elle se situe, où elle se déroule. Je suppose néanmoins qu'il existe dans l'ADN des capacités de gestion de la complexité, ainsi que des phénomènes de mémorisation.

À cela doit s'ajouter la possibilité de gérer des cas limites inattendus d'instabilité. Car comme le montre Prigogine par exemple, un système est toujours traversé par des fluctuations, c'est-à-dire des perturbations. Mais contrairement à ce qu'il dit, je ne pense pas que ce soit la fluctuation elle-même qui réorganise le système. Il faut préalablement une certaine mémoire de la façon de gérer l'instabilité, et c'est parce qu'une telle mémoire existe que le système va pouvoir trouver une réponse. Inversement, acceptant l'existence de cette mémoire particulière, il n'y a plus rien d'étonnant à ce que la réponse soit toujours la même !

Il y a donc à la fois un cadre général à conserver (une cohérence globale du système de la tête au bassin) et une souplesse adaptative qui permet de faire face à une " chaoticité " permanente, et de l'utiliser pour explorer tous les possibles. On a chacun notre propre façon d'être un Sapiens...

... c'est l'expression d'une certaine liberté, en quelque sorte...

Oui, dès l'instant qu'est conservée la cohérence de fond. Chaque fois que se présente une situation nouvelle, la première priorité est d'assurer la cohérence immédiate, qui fait sens en quelque sorte pour le système lui-même, et non pas simplement par rapport au milieu extérieur. Et il apparaît que la complexité est une solution possible permettant de gérer la présence continuelle d'instabilités, ce qui est le lot de l'univers depuis 15 milliards d'années.

Je me suis donc aperçue qu'il fallait s'intéresser à la mathématique du chaos, dans la mesure où il semble omniprésent dans les systèmes vivants. Or une des caractéristiques du chaos est la non reproductibilité. Il n'y a pas deux individus qui soient exactement semblables. Même chez deux jumeaux, l'un peut présenter une dysharmonie et l'autre non; c'est vraiment très précis, très fragile. Par conséquent, la reproductibilité individuelle n'est pas possible, ce que l'on peut traduire en disant que nous ne sommes pas prédictibles, ou encore que, individuellement, nous ne sommes pas attendus.

Mais à une toute autre échelle, il en va autrement. À l'échelle de la population, nous reproduisons la mémoire Sapiens; et à l'échelle de la conscience, nous reproduisons des interrogations. C'est toujours la même interrogation qui revient chez l'enfant, toujours la même quête d'identité, et toujours ce pourquoi : pourquoi, pourquoi, pourquoi...

Par conséquent, quelles que soient nos individualités, certaines mémoires, certaines identités sont transmises. Et plus importante encore que l'identité d'espèce, il se transmet l'identité d'un processus. Nous ne sommes pas simplement des bipèdes terrestres, mais de façon plus abstraite, nous sommes un processus. Cela se passe à un autre niveau de réalité. Sous la forme actuelle Sapiens, nous sommes un état organisé, complexe et instable d'un processus. Et c'est de ce processus qu'émergent la conscience réfléchie et un certain nombre de grandes constantes au niveau des comportements.

Il semble donc que je retrouve là un certain accord avec ce que m'avait inculqué mon éducation religieuse. Il y a quand même des choses qui ont été dites depuis longtemps, comme l'existence de cycles. Quelque chose, une certaine logique se répète, se réitère. Or le chaos ne prévoit pas le cycle puisqu'il s'appuie sur la non-reproductibilité. La reproductibilité que j'observe se situe donc au-delà du chaos. Il existe un chaos local, mais non global, et s'il y a hominisation, c'est précisément parce qu'il n'y a pas de chaos généralisé.

En ce sens, je me démarque complètement de Prigogine qui affirme que l'humanité n'était pas attendue dans sa singularité. Simplement à partir des faits, je montre que son raisonnement ne tient pas. Je ne me permettrais pas pour autant de dire que l'humanité était attendue déjà il y a soixante millions d'années, alors qu'apparaissaient les premiers prosimiens, mais s'il y a, comme je le montre, un processus qui se répète, alors il faut bien admettre que la simple possibilité d'une telle répétition était, et est encore présente. Cela va à l'encontre de l'idée classique du chaos selon laquelle la prédictibilité décroît toujours avec le temps. Ici, la prédectibilité croît pour que l'homme apparaisse, et donc pour que la conscience apparaisse !

J'ai donc été amenée à dépasser la notion d'attracteur chaotique, et à en proposer une autre, celle d'attracteur harmonique. J'ai cherché ce nom sans succès pendant assez longtemps, et comme je ne le trouvais pas, j'ai fini par laisser tomber en me disant que cela viendrait tout seul. Ce faisant, j'allume la radio; il y avait de la musique, et alors tac ! J'ai comme entendu ce mot: "harmonique". Or cela me convient parfaitement, attracteur harmonique... Car cela exprime l'idée qu'il ne dissipe pas la mémoire, et qu'il maintient corrélées des parties qui l'ont toujours été.

Pour ce qui est du moment présent, j'ai l'impression que l'hominisation est à fleur de peau, comme un océan qui s'ouvre et dont on voit le fond. Il y a tout, on met tout à plat... tous les possibles sont là, toutes les sensibilités, toutes les rivalités. Et puis tous les problèmes ont été posés, avec toutes les formulations, toutes les écoles de pensée. En tant qu'anthropologue, je suis bien obligée de constater que la religion existe, et qu'un certain nombre de discours ont été tenus. Alors, qu'est-ce qui est faux, qu'est-ce qui est vrai ? Dans tout ce qui est dit aujourd'hui, que faut-il retenir, que faut-il abandonner ? Quels sont les discours qui font sens et qui s'inscrivent dans la logique de l'hominisation ?

Un des points les plus intéressants dans ce que tu apportes à cette réflexion me semble être le passage à un niveau d'abstraction supérieur. Le niveau fondamental de la description du monde n'est plus l'individu manifesté, qui lui, serait soumis au chaos direct, mais devient l'ontogenèse elle-même...

Exactement...

Cette "chose" abstraite, qui est donc le véritable sujet d'étude, comment la décrirais-tu ? Comment l'envisages-tu, et peut-être même, quel support lui attribues-tu ?

C'est très délicat, car il me faudrait là sortir du cadre de la science. Vous évoquiez tout à l'heure les champs morphogénétiques invoqués par Sheldrake, mais je ne peux pas travailler avec cela, car ces champs sont postulés.

Oui, en effet, on peut laisser Sheldrake de côté, car il est possible de puiser chez quelqu'un de beaucoup plus raffiné -- de beaucoup plus gracile, comme tu dis -- et d'évoquer les archétypes platoniciens.

Dans mon petit coin, je peux en effet explorer ces idées-là, tenir compte des archétypes, et même des archétypes de Jung : les grands schémas de pensée qui reviennent, tous ces comportements tellement stéréotypés, surtout en ce moment... Je pourrais en effet en parler, mais je ne serais plus dans le cadre de la science...

Ce n'est pas grave, cela nous intéresse...

Pour vous oui, mais dans le cadre de ma recherche, je ne peux pas développer ces réflexions.

Oui, c'est assez normal... En ce qui me concerne, je pense que nous avons effectivement atteint un moment de profonde mutation. Je le ressens fortement. La prochaine espèce sera conscientielle, véritablement conscientielle. C'est à ce niveau-là que les choses vont se jouer. C'est comme un puzzle : il s'agit d'assembler les bonnes pièces, mais chacun, chaque discipline, dispose d'un petit morceau. Il ne s'agit pas de comparer ce qui n'est pas comparable, mais de faire une synthèse intelligente -- ce que j'appellerais passer à l'octave supérieur. Mais pour cela, il faut véritablement comprendre et respecter toutes les harmoniques. D'ailleurs, ce que je dis là n'a rien de nouveau. On le trouve dans toutes les traditions métaphysiques...

Cela a donc précédé le discours scientifique...

Absolument. Ibn El Arabi, par exemple, parle d'une information cosmique absolue, que d'autres appelleraient Dieu... Elle est présente au coeur du vide, absolument consciente, cela va de soi, et récurrente. Il y a toujours la même création récurrente, qui à un moment donné informe la matière. Dans le contexte qui est le tien, ce n'est pas véritablement un surplus d'information qui serait apporté à une embryogenèse, mais plutôt quelque chose qui réactive une information déjà présente. Pour moi, cela se situe dans l'ADN; c'est inscrit.

C'est véritablement une question d'information : à certains moments, cette information déclenche un processus, ce qui rejoint tout à fait la conception des archétypes platoniciens. Pour ma part, je suis à 99,9 % certaine que cette information, c'est le vide lui-même -- disons, ce qu'on appelle le vide... Je le sens profondément, et c'est l'expérience elle-même qui me l'a montré. Or je pense en effet que nous sommes à un moment où l'information va réactiver une nouvelle fonction.

Justement, tu dis que l'on observe actuellement beaucoup d'oscillations au niveau du support physique lui-même, du corps. Or d'après ton article dans La Recherche, c'est très récent, car on ne trouve pas trace de phénomènes semblables dans les cimetières préhistoriques. Concluerais-tu également qu'il se passe quelque chose en ce moment même ?

C'est en réalité un peu plus vieux; on rencontre ces phénomènes à partir du Moyen Âge. Mais même si c'est du Moyen Âge, c'est pratiquement contemporain à l'échelle de 100 000 ans.

Quelle peut être l'échelle de temps d'une telle évolution, d'un tel saut ?

Je ne sais pas du tout, ce serait un domaine de recherche à développer...

Et quelle forme physique prendra ce "processus" dont nous sommes les représentants actuels, en extrapolant les évolutions déjà réalisées, contraction après contraction ? Peut-on imaginer ce que sera l'étape suivante ?

Non, car la seule partie à peu près prédictible est la base du crâne et, dans les grandes lignes, le cerveau. Sur le squelette locomoteur, on ne sait rien pour le moment. Comment le pied ou le bassin peuvent se réorganiser, je ne saurais le dire. Mais allons un peu plus loin. La forme importe peu, ou même la masse de l'encéphale. C'est autre chose, que l'on ignore. Car nous sommes comme dans un trou noir, face à un phénomène d'accélération fantastique.

Ce que je conclus, c'est que toute cette histoire se joue bien au-delà des questions d'adaptation à la disparition de la forêt. Ce n'est plus un problème terrestre, ou seulement terrestre. On a affaire à des processus de complexité croissante, de mémorisation, d'intégration, que l'on retrouve absolument partout, et de tout temps; à l'origine de la vie, tout au long de l'évolution de la vie, mais également avant la vie. On peut remonter aussi loin que l'on veut : il n'y a pas d'atomes si on n'intègre pas les quarks; il n'y a pas de molécules s'il n'y a pas la diversité des atomes, et l'intégration de ces atomes en structures plus complexes; il n'y a pas le stade mono-cellulaire s'il n'y a pas la diversité et l'intégration des molécules complexes, ARN, ADN, enzymes, etc.

Pour le dire brièvement, le processus omniprésent dans l'univers, aussi bien inerte que vivant, c'est l'intégration des diversités en une structure dynamique qui a le génie de pouvoir engendrer la mémoire de sa propre construction. C'est absolument fabuleux ! Or nous relevons nous-mêmes de cette logique qui consiste à réintégrer une mémoire ancienne. Sans doute l'évolution nécessite-t-elle aussi une diversité de mémoires. Deux mémoires ou plusieurs se rencontrent, se fécondent et s'intègrent, se reconnaissent dans leur diversité, et une nouvelle mémoire peut alors émerger.

Cette histoire n'est donc pas terrestre. Elle est beaucoup plus profonde, et je crois qu'il faut aller jusqu'au bout : elle est liée directement aux conditions initiales de l'existence, aux conditions initiales de ce processus d'intégration de la complexité croissante, et finalement à ce qui s'est passé aux origines de l'univers.

Je fais partie de ceux qui pensent qu'il y a une intentionnalité consciente qui mène la danse. J'admets que pour accepter cela, ne serait-ce que comme hypothèse de travail, il nous faut "sortir" de la pensée linéaire mécaniste qui affirme que "la vie est la conséquence fortuite des forces aveugles agissant au hasard sans qu'intervienne quoi que ce soit d'autre que l'action purement mécaniste". D'autant plus que depuis Heisenberg "l'esprit" a bel et bien réintégré la machine.

Notre conscience se pose toujours des questions. Et revoilà cette spirale infinie, ce trou noir : Qui suis-je ? D'où viens-je ? Pourquoi ? Or ce n'est pas mon pied qui cherche les origines, ce ne sont pas mes yeux, ni mes cheveux... c'est ma conscience ! C'est ce "je" qui se sent complètement aspiré par une histoire qui remonte à l'origine de l'univers, ce "je" lié aux conditions initiales d'existence et, je le crois également, à la finitude de l'univers.

Or je constate que ce processus-là n'est pas soumis à l'entropie -- qui est le désordre, l'oubli, la dissipation. Il est robuste. Et je finirai par cette question : si la conscience a quelque chose à voir avec le début de l'univers, et si elle résiste ou échappe à l'entropie quand l'univers lui-même est entropique, alors quelle est donc notre condition ?...

Ta question me fait penser au théorème de Fort* : "Si vous rencontrez des données se situant en dehors du domaine que vous vous êtes fixé comme contenant les seules données possibles, ou bien vous ne les verrez pas du tout, ou bien vous les discréditerez de façon plausible en vous appuyant sur vos idées préconçues". Quant à notre condition humaine, comme le dit Fernando Pessoa, j'ose dire qu'elle est divine parce qu'humaine, et humaine parce que divine.

* Charles Hoyot Fort, 1874-1932, in Les Veilleurs invisibles de Ernest Scott, Le Courrier du Livre, Paris, 1990. Traduction de The People of the Secret, Octagon Press, Londres, Édition originale 1983.


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