Les Humains Associés

une moisson d'articles à déguster en prenant le temps. Les titres sont répartis entre deux pages.

Signes d'espoir

Le devoir des rêveurs

Le jeu vertigineux du virtuel

Ce soir, je n'ai pas envie

A nos marques

Entre le cristal et la fumée

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Signes d'espoir

Ervin Laszlo

Philosophe des sciences de formation, ancien directeur de recherche aux Nations unies, et recteur de l'Académie de Vienne, conseiller spécial du directeur général de l'Unesco, est mondialement connu pour ses travaux sur la théorie générale des systèmes. Il est l'auteur de plus de cinquante ouvrages traduits en plus de vingt langues.

Voir : Rencontre avec des coeurs remarquables, Ervin Laszlo. Dans la sixième parution des Humains associés Entre l'envol et la chute, vers une fédération planétaire, 1993/1994, p.16-20.


Nous vivons en des temps difficiles - on peut désormais mettre en doute la survie de l'humanité - mais l'enjeu est toujours entre nos mains. Choisirons-nous l'évolution ou l'extinction en tant que destinée ? La réponse n'apparaît pas encore mais nous avons des signes d'espoir. De nouveaux modes de pensée et d'évaluation se font jour dans la société ; ils augurent de façons de décider et d'agir nouvelles et mieux adaptées.

Bien entendu, les modèles de pensée et d'action ont toujours varié au cours de l'Histoire, ainsi que d'une société à l'autre, d'une génération à l'autre.

Mais autrefois, le changement était lent et surtout local.

De nos jours, soumis à l'avancée de la technologie, nourri par des courants globaux d'information et de communication, le changement des valeurs et des comportements s'accélère et s'étend à toutes les parties du globe.

La vague de changement actuelle, en marge, a débuté au cours des années 1960 avec le mouvement des femmes, avec les mouvements du nouvel âge et des premiers "verts" ; elle s'est étendue jusqu'au coeur des milieux dirigeants durant les années 70 et 80, avec l'arrivée à maturité des mouvements en faveur de l'environnement et de la Sécurité sociale.

Dans les années 90, une grande majorité de sociétés industrialisées s'y est trouvée impliquée. Elle affecte la pensée et le comportement des citoyens, aussi bien que ceux des consommateurs ; les gouvernements et les milieux d'affaires ont commencé à y prêter attention.

De nouvelles conceptions dans la société


Le fait que le changement de valeurs s'étende et s'accélère n'a rien pour surprendre : nos valeurs dominantes et nos opinions sur le monde sont basées sur l'expérience des sociétés industrielles nationales, et dans la mesure où ce type de systèmes économiques et sociaux s'est mis à disparaître, les concepts émis au cours de nos expériences au quotidien sont sujets à une remise en question. Ceux que nous sommes le moins enclins à abandonner sont susceptibles de tomber en désuétude.

Au sein des pays industrialisés, de plus en plus nombreux sont les gens qui repensent les concepts de base, tels ceux qui touchent à la nature de l'intérêt personnel, de l'efficacité, à la répartition des richesses, à la valeur des spécialistes et au rôle des valeurs et des croyances.

Ils posent la question de savoir, par exemple :

- si ceux qui survivent sont nécessairement les plus forts. Se pourrait-il que les survivants soient ceux qui sont le plus en symbiose avec leurs semblables, avec la nature ?

- si la véritable efficacité n'est qu'une question de productivité maximale. L'efficacité résiderait-elle plutôt dans la création des biens et des services humainement nécessaires et socialement utiles ?

- si la théorie dite de l'écoulement progressif, selon laquelle lorsque les riches s'enrichissent davantage les pauvres en bénéficient aussi est juste. N'est-il pas plus efficace d'aider les pauvres et les plus défavorisés en créant de meilleures conditions de vie et de meilleures occasions de trouver un travail rémunéré et ayant un sens pour eux ?

- si nos problèmes peuvent être mieux résolus par des experts qui se spécialisent dans des questions les intéressant particulièrement. N'est-il pas exact que les spécialistes en savent de plus en plus sur de moins en moins de sujets, avec pour résultat qu'ils s'exposent à des conséquences inattendues et peut-être à des effets secondaires néfastes, dans la mesure où certains processus d'une sphère donnée vont interférer avec d'autres dans ce monde d'interdépendance qui est le nôtre ?

- si les idées, les valeurs et les croyances sont des luxes réservés à ceux qui peuvent se les offrir, bons pour impressionner les épouses, les enfants, les amis et les associés, mais pour très peu d'autres effets.

Se peut-il que ce que nous valorisons, et notre façon de considérer le monde, aient un rôle vital à jouer dans la préparation de la voie pour les innovations sociales et culturelles qui sont les conditions préalables au progrès en des temps d'incertitude et de changement ?

La façon dont les gens envisagent les choses, eux- mêmes, les autres, les processus et les rapports, change rapidement.

La carte du monde que nous avons en tête n'est plus celle d'il y a dix ans. En ce temps-là, peu nombreux étaient ceux qui pouvaient se poser de telles questions sur ces croyances, et encore plus rares ceux qui auraient pu penser aux alternatives que nous leur donnons aujourd'hui.


De nouveaux concepts pour la société

La relation homme-nature

Les idées dominantes

Les êtres humains sont les maîtres de la nature, ils contrôlent les processus naturels, les plantes et les animaux en vue de leurs propres objectifs supérieurs.

Les concepts qui émergent

Les humains constituent dans la biosphère une partie organique des ordres subvenant à leurs propres besoins et assurant leur propre évolution, et ne doivent pas aller au-delà de leurs limites naturelles.


La relation mâle-femelle

Les idées dominantes

La société est dominée par le mâle, et dès lors hiérarchisée, utilisant de grandes concentrations de pouvoirs et de richesses en tant que moyen de promouvoir les intérêts décidés par le principe mâle et entretenant l'abondance accumulée pour lui.

Les concepts qui émergent

Le partage et la complémentarité entre les femmes et les hommes ont renversé prioritairement les structures du commandement dans tous les domaines aussi bien dans les affaires privées que dans la sphère professionnelle.


Compétition et coopération

Les idées dominantes

L'économie est une arène de combat et de survie ; la coïncidence entre le bien public et le bien individuel peut être attribuée à ce qu'Adam Smith a appelé "la main invisible".

Les concepts qui émergent

La coopération a plus de valeur que la compétition ; le génie moderne du travail, avide de profits et de pouvoir, doit être tempéré par la mise en valeur des différences individuelles.


Fragmentation et unification

Les idées dominantes

Les objets sont indépendants de leur environnement; les personnes sont indépendantes les unes des autres ; elles sont remplaçables dans leurs fonctions économiques et sociales.

Les concepts qui émergent

Il y a des liens étroits et constants entre les personnes, et entre les gens et la nature, qui mettent dûment l'accent sur la communauté et la solidarité à la fois dans le monde naturel et dans celui des hommes.


Accumulation et durabilité

Les idées dominantes

L'accumulation de biens matériels est le comble de l'accomplissement et du succès quels qu'en soient les coûts en énergie, en matières premières, en ressources humaines et naturelles.

Les concepts qui émergent

La valeur maîtresse dans le processus qui se crée actuellement est ce qui reste durable ; elle appelle à une grande flexibilité et à l'adaptation mutuelle entre les hommes, ainsi qu'entre les gens et leur milieu naturel.


La tendance écologique en politique


Jusqu'aux alentours de 1988, les gouvernements des pays industrialisés minimisaient les retombées environnementales, craignant un impact négatif sur la croissance économique et la compétitivité globale.

Les régimes de l'Europe de l'Est rejetaient les mesures écologiques d'un bloc : il ne peut y avoir aucune dégradation de l'environnement dans le socialisme.

Certains gouvernements du tiers monde, à leur tour, proclamaient que les problèmes de l'environnement sont le fait des nations industrielles et qu'elles doivent prendre ces problèmes en charge.

Puis, en 1988, les médias se sont emparés de l'écologie en tant que sujet du plus grand intérêt. En une période de seulement douze mois, "Earth '88" a été publié par la National Geographic Society ; le magazine Time a consacré son numéro spécial du nouvel an 1989 à la Terre, élue "planète de l'année" ; The Economist publia une enquête spéciale sur le "Coût de la Terre" ("Costing the Earth") ; le Scientific American sortit un numéro dédié à la gestion de la planète (Managing Planet Earth) et le journal The New Yorker fit paraître un article de trente cinq pages, intitulé "La Fin de la nature".

À mesure que l'opinion publique commençait à s'y intéresser, les politiciens s'empressèrent de remarquer le changement d'humeur. Près de la moitié du discours de Margaret Thatcher à la Royal Society, en septembre 1988, concernait le problème des déséquilibres écologiques et la nécessité d'accepter le concept du développement économique durable. Dans son discours de décembre 1988 à l'ONU, Mikhaïl Gorbatchev parlait de la catastrophe écologique qui succèderait aux types traditionnels d'industrialisation; la reine Béatrice de Hollande consacra entièrement son discours de Noël à la nation aux risques écologiques menaçant la vie sur Terre.

Aux États-Unis, George Bush désigna un écologiste professionnel (William Reilly, ancien président du World Wildlife Fund (Fonds pour la vie sauvage dans le monde) comme administrateur de l'Agence pour la protection de l'environnement (EPA) dans son cabinet.

Grâce à l'élection d'un défenseur de l'environnement, à la vice-présidence, Al Gore, la politique environnementale est de mieux en mieux informée et joue un rôle croissant dans l'administration Clinton.

Bien que dans la plupart des pays l'écologie politique reste confuse et orientée à court terme, que les secrétaires d'État ou les ministres qui en sont chargés aient moins de pouvoir que les autres membres de cabinets, l'écologie - comme nous l'avons vu au chapitre premier - est l'un des rares domaines où la gestion d'un secteur public soit en passe d'être globalisée.

Étant donné la meilleure visibilité et l'élévation du coût des problèmes écologiques, le poids des politiques vertes est vraisemblablement en train d'augmenter à des niveaux régionaux, nationaux et globaux en même temps.

Modifications de la culture corporative

Le monde des affaires présente les signes d'une transformation majeure de ce qui est maintenant connu comme "la culture corporative".

Les changements reflètent une modification des valeurs dans la société, mais ils mettent l'accent sur des questions qui relèvent directement des entreprises modernes et de leur contexte multiple, économique, politique, social et écologique.


Les changements dans la culture des entreprises

Hiérarchie et partage des responsabilités

L'ancienne culture

L'entreprise doit opérer telle une hiérarchie disciplinée dans laquelle les dirigeants décident seuls des paramètres de la planification et du fonctionnement.

La culture naissante

L'information et la prise de décisions doivent être décentralisées au travers d'une structure semblable à un réseau dans laquelle les gens les mieux placés par rapport à une tâche spécifique ont la responsabilité de décider de la meilleure façon de l'accomplir.


Contrôle et autonomie

L'ancienne culture

Un contrôle extérieur doit être rigoureusement appliqué à toutes les phases du travail par des chefs, des spécialistes et si possible par des procédures de contrôle automatisées.

La culture naissante

Des détachements et des équipes de travail semi- autonomes peuvent se voir chargés d'un auto-contrôle et d'une auto- discipline, à l'intérieur de subdivisions largement auto- gérées et ramifiées.


La machine et l'humain

L'ancienne culture

L'être humain est une extension peu fiable des machines qui, elles, sont en revanche fiables. Il devrait être remplacé quand et partout où cela est possible par l'automatisation.

La culture naissante

L'être humain est un facteur crucial à chaque stade de l'entreprise, et il est irremplaçable même par les meilleurs ordinateurs ou des systèmes gérés par ordinateurs.


Tâches routinières et emplois de responsabilité

L'ancienne culture

Le travail humain à tous les stades doit être limité à des qualifications simples et spécialisées, tout en automatisant le processus du travail et en le rendant contrôlable et fiable au maximum.

La culture naissante

On doit confier au personnel de l'entreprise des tâches et des responsabilités étendues, en tenant compte de son caractère et de ses aptitudes manuelles et intellectuelles.


Rôles complémentaires des sexes

L'ancienne culture

Les femmes conviennent mieux aux emplois non qualifiés ou peu qualifiés, aux tâches répétitives des chaînes d'assemblage, aux fonctions de secrétariat et au nettoyage.

La culture naissante

Les femmes doivent être amenées à tous les niveaux de qualification et de responsabilité, en tirant parti de la complémentarité essentielle des sexes en matière de personnalité, d'aptitude et d'intérêt.


L'affaire des affaires

L'ancienne culture

Le but des affaires c'est les affaires ; le reste n'est que composition d'étalagiste nécessaire aux bonnes relations publiques et à l'image auprès des consommateurs.

La culture naissante

Le but des affaires c'est le bien des employés, des fournisseurs et des clients; et, en fin de compte, le bien de la société tout entière.


Les marques de la nouvelle culture corporative sont évidentes à tous les niveaux d'activité et d'organisation des entreprises, comme par exemple :

Le mode d'organisation est passé de la hiérarchie à une structure en réseau;

La direction des affaires autrefois de type autocratique, s'est répartie au sein de l'organisation;

La structure corporative est passée d'une tendance hostile au changement, à une attitude toujours plus favorable à l'innovation;

La définition des objectifs, auparavant réservée aux cadres supérieurs, s'est étendue à un large cercle de collaborateurs;

La compétitivité ne se base plus uniquement sur l'abaissement des coûts et l'accroissement de la productivité, mais sur la R & D (recherche et développement), l'innovation et l'économie de temps;

Les objectifs des cadres, se préoccupant alors exclusivement de profits et de parts de marché, se sont tournés vers la qualité et la satisfaction de la clientèle;

La ressource fondamentale, elle-même, ne relève plus de la disponibilité de capital, mais des gens et de l'information;

Les attentes de la main-d'oeuvre changent aussi, ne se limitant plus à la seule sécurité financière, mais visant à trouver un emploi ayant un sens et permettant une progression personnelle.

Le changement de culture corporative a eu le plus grand retentissement dans le domaine de l'environnement. Les responsables des affaires écologiques, tout comme ceux des affaires de la consommation, ont rejoint les équipes de direction des plus grandes entreprises.

Aux alentours de 1990, cent pour cent des entreprises internationales hollandaises et la majorité des grandes sociétés allemandes et japonaises avaient un membre de leur conseil d'administration chargé des responsabilités environnementales.

Dans certains secteurs de l'industrie, directeurs et vice- présidents (les plus anciens) consacrent jusqu'à un tiers de leur temps aux problèmes écologiques.

Les jeunes cadres qui intègrent une équipe de dirigeants d'une société ont un état d'esprit différent de leurs aînés, les facteurs socio-écologiques font partie intégrante de leur sens des affaires.

De plus en plus de sociétés entreprennent de coûteuses réformes dans la création et la fabrication de produits satisfaisant aux critères écologiques qu'elles s'imposent à elles-mêmes. Une industrie totalement nouvelle est en train de naître.

Elle s'occupe de produits biodégradables et organiques, de substances inoffensives pour l'environnement, du recyclage de matériaux réutilisables et du nettoiement des aires polluées existantes. Cette "industrie de l'Âge de la Terre" dégage un chiffre d'affaires de plus de cent milliards de dollars et emploie deux cent mille personnes rien qu'aux États-Unis.


Changement de paradigme pour la science


Les sciences contemporaines, la physique et la cosmologie surtout, ont connu de nos jours plusieurs "révolutions", à commencer par la révolution de la relativité d'Einstein, au début du siècle.

La toute dernière est particulièrement profonde. Les graines en furent semées vers le milieu du siècle, mais elles ne sont arrivées à la floraison que depuis dix à quinze ans. Cette révolution touche à la manière dont les scientifiques voient le monde.

Le point essentiel en est que le monde n'est pas tel un gigantesque mécanisme - ainsi qu'il était perçu dans la mécanique classique, la physique de Newton qui a régné pendant trois siècles - mais plutôt tel un vaste organisme. Comme dans un organisme chaque partie affecte chacune des autres parties, de même dans l'univers naturel chaque atome, chaque galaxie, a un effet sur chacun des autres atomes et chacune des autres galaxies.


Le changement de paradigme de la science

(Par rapport à l'analyse des choses et des systèmes du monde réel)

Le paradigme mécaniste

Le tout est complètement réductible à ses parties (il est intégrable en raison de l'addition des caractéristiques de ses parties) : c'est-à-dire que "le tout est la somme de ses parties".

Le paradigme organique

Le système tout entier n'est pas réductible à ses simples parties (il a des propriétés propres relativement aux propriétés de ses parties) : c'est-à-dire que "le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties".

Le paradigme mécaniste

Toutes choses découlent de la causalité linéaire (de A à B, puis à C).

Le paradigme organique

Les éléments des systèmes sont liés par la causalité mutuelle (boucles et cycles causatifs).

Le paradigme mécaniste

Toutes choses peuvent être analysées à partir de causes simples... et toutes les causes et tous les effets peuvent être distingués.

Le paradigme organique

Les processus inclus dans les systèmes ont de multiples causes; on ne peut distinguer les causes et les effets de manière rigide (ce qui a été une cause peut devenir un effet et vice- versa).

Le paradigme mécaniste

Il n'y a pas de buts intrinsèques (les programmes, s'ils sont donnés, sont introduits de l'extérieur).

Le paradigme organique

Les systèmes ont des visées intrinsèques ("programmes" et tendances de comportement et de développement).

Le paradigme mécaniste

Les parties sont interchangeables : les permuter ne change pas les propriétés du tout.

Le paradigme organique

On ne peut échanger les parties sans changer les propriétés du système dans son unité.

Le paradigme mécaniste

Les parties sont extérieurement reliées entre elles (ce qu'une partie représente n'est pas déterminé par ses liens).

Le paradigme organique

Les parties sont mutuellement constituées (ce qu'est une partie dépend de ses rapports avec les autres parties).

Le paradigme mécaniste

Les frontières sont clairement définissables (les objets et les environnements sont séparables).

Le paradigme organique

Les limites entre les systèmes sont floues (reconnues seulement par des fonctions parallèles en énergie, matière, et par des échanges d'information entre le système et son milieu).

Le paradigme mécaniste

Les niveaux d'organisation sont clairement distincts et hiérarchiquement liés entre eux.

Le paradigme organique

Les niveaux organisationnels s'interpénètrent et sont synarchiques (ayant des centres de décision multiples plutôt qu'un haut commandement).



Le changement de ce qui est maintenant connu comme le "paradigme" de la science touche le genre de connaissance que produisent les savants, et par conséquent au type de technologies engendrées par la connaissance scientifique.


Les applications technologiques de la science sont bien connues : les miracles de l'électronique, le laser, la communication globale instantanée, la production robotisée, la biotechnologie et autres spécialités du genre sont hautement manifestes.

Mais il est d'une égale importance de reconnaître que la vision du monde qui sous-tend ces merveilles de la technologie est très différente de celle qui a généré le levier et la machine à vapeur.

Partant de ces nouvelles disciplines et de cadres scientifiques - tels que la cybernétique, la théorie générale des systèmes, la thermodynamique hors équilibre, la cosmologie du Big Bang, la dynamique non-linéaire, la théorie de l'évolution générale et les théories du chaos et de l'auto-organisation - les scientifiques sont en train de développer une vision de la réalité organiquement unifiée.

Obtenir une image du monde unifiée a toujours été l'ambition des poètes et des philosophes. De nos jours, certains chercheurs scientifiques particulièrement obstinés se consacrent à l'élaboration de théories unifiées.

Dans les concepts qui en émergent, les êtres humains font partie de la nature et du cosmos, au même titre que la plus grande galaxie et que le plus petit atome.

La réinterprétation dans la religion


Les changements se produisent aussi dans le domaine de la religion. Il y a une véritable renaissance spirituelle en maints endroits du monde, avec des gens, jeunes ou vieux, qui explorent de nouvelles approches des anciennes doctrines ou qui apportent des conceptions nouvelles.

Dans certains cercles universitaires, une nouvelle théologie se profile : elle tente de mettre les dogmes classiques en harmonie avec la science. D'éminents théologiens réalisent que les cosmologies promulguées par la science offrent un contexte normatif permettant de guider et d'énergétiser la société.

Les nouvelles visions du monde et cosmologies pourraient nous indiquer ce qu'est le monde, comment il a évolué, et vers quoi il tend. Il est de plus en plus reconnu que le nouveau paradigme scientifique remplaçant la vision mécaniste et organique du monde pourrait devenir une source de créativité et de spiritualité pour l'humanité.

La nouvelle théologie propose une réinterprétation de la nature du divin. Elle conteste l'idée que Dieu puisse être extérieur à Sa création. Ce point de vue y est remplacé par le concept de l'immanence de Dieu dans tout l'Univers.

Une spiritualité divine est intrinsèque à toutes choses, de l'atome à l'homme. Elle inspire les êtres humains de l'intérieur, plutôt que de les commander d'en haut.

Un tel concept, qui fait partie intégrante de traditions spirituelles non occidentales, n'est pas étranger à la chrétienté : il est dans le naturalisme de Saint François d'Assise, tout comme dans l'évolutionnisme du biologiste jésuite Pierre Theilard de Chardin.

La nouvelle théologie nous dit que les forces évolutionnaires oeuvrant dans le cosmos sont également à l'oeuvre dans notre psyché. Nous pouvons réaliser une toute nouvelle compréhension de notre parenté avec la nature, un sens plus profond des origines de l'homme.

Il nous est possible de parvenir à la perception de ce que, pour agir de manière responsable dans ce monde, nous devons comprendre la part plus profonde de notre être. L'immanence du divin dans un univers matériel-spirituel évoluant d'une manière organique peut revitaliser la société et procurer à chacun des indications sûres.

La société est en effervescence. De nouveaux mouvements émergent à profusion : l'éco- féminisme, l'écologie profonde, l'éco-philosophie, l'éducation environnementale, les droits des animaux...

Des milliers d'organisations s'activent en traduisant cette émergence de connaissances sociales, écologiques, corporatives, scientifiques et spirituelles, en projets de mise en pratique dans les domaines du social, de l'économie, de l'écologie et de la politique.

Ce sont là les signes d'espoir du monde contemporain. Voilà la souplesse et la créativité de l'esprit humain. Soumis aux chocs et aux crises, les gens ne sombrent pas dans un pessimisme passif, ni ne s'accrochent à des idées dépassées.

Ils se battent afin de découvrir de nouveaux modes de pensée et d'action. Le défi que nous devons relever est de faire en sorte que les valeurs et les idées nouvelles ne restent pas seulement au niveau de la compréhension, mais qu'elles pénètrent dans la politique gouvernementale, dans la stratégie de l'entreprise, dans le choix du consommateur et dans l'attitude du citoyen.*

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Le Devoir des Rêveurs...

Moebius

Les Humains associés : J'ai constaté, par rapport au thème de ce numéro, que même ceux qui disent : "Bien sûr, il y a toujours de bonnes nouvelles", s'interdisent de le dire, comme s'il était indécent, dans un monde pareil, de dire que quelque chose va bien.

Moebius : Je trouve que l'on vit une époque merveilleuse, puisque toutes les époques sont merveilleuses et tragiques. Car, pour s'améliorer et progresser l'humanité doit constamment se débarrasser de ses anciennes carapaces, et de ses précédentes enveloppes.

Ces carapaces, ces enveloppes sont les systèmes de pensée, les croyances, les systèmes de survie, de maintenance, les systèmes économiques, politiques, etc. Or ces réalités transitoires sont mises en place comme pour l'éternité, alors qu'elles ne sont là que pour répondre à une situation donnée, apparemment fixe, mais qui est en perpétuelle évolution.

Il y a une certaine illusion de stabilité sur environ une génération. Maintenant avec l'accélération de l'Histoire, tout est bien sûr plus rapide, mais la mise en place d'une nouvelle structure et de la présence, du respect, de l'attention, de l'intelligence, de la vie est toujours aussi coûteuse en énergie. Et qu'est-ce que c'est que l'énergie ? C'est de la pensée, de l'imagination, de l'argent, de la justice, de l'efficacité.

Et de l'amour (rire)...

L'amour, bien sûr, inclut toutes ces choses. Évidemment, il y a des époques de mutations majeures, et d'autres mineures. Donc, mutations majeures égale difficultés majeures. J'ai la sensation que nous sommes maintenant, et je ne suis pas le seul à le dire, à la veille d'une mutation majeure.

Pour moi, cette mutation n'est pas seulement une vue de l'esprit ou une hypothèse, elle est très, très concrète dans un de ses aspects, c'est la découverte de la finitude planétaire. On ne peut plus se réfugier dans un renvoi, ni spatial, ni temporel.

Parce qu'il n'y a plus d'espace vierge, d'espace autre, il n'y a plus l'espace de l'autre. On ne peut plus envoyer impunément ses ordures chez l'autre, ni son excédent de population ou d'agressivité... parce que l'autre est exactement chez nous, à cause, ou grâce, à la couverture médiatique planétaire.

Maintenant, lorsqu'il y a massacre au Rwanda, c'est chez nous ! Quand il y a un problème en Yougoslavie, c'est notre problème, pas seulement celui de l'Europe, mais de toutes les nations civilisées, même des Japonais.

Je suis sûr que les Japonais - pourtant ils n'en ont apparemment rien à cirer des Yougoslaves - doivent être troublés, se disant : "Bon sang, mais quand est-ce que cela va s'arrêter !".

Pareil pour les Thaïlandais, les Sud-Américains, les Orientaux, qui sont désemparés. À présent que la presse est internationale, lorsqu'il y a une horreur dans un coin perdu du Bangladesh nous sommes tous touchés.

Il n'y a plus d'espace d'oubli. Artificiellement, on en crée par le silence, mais tout de suite c'est perçu comme un scandale. Il y a toujours quelqu'un pour dire : "Attention, il y a là quelque chose d'affreux et personne n'en parle", que ce soit des problèmes de pollution en ex-Union soviétique, autour de la mer Caspienne, ou des conflits interminables en Amérique latine...

Donc, la planète est "finie", il n'y a plus d'espaces fondamentalement inconnus ou mystérieux, d'endroits où les autres peuvent se taper dessus sans qu'on n'en ait rien à faire. Non, quand les autres se tapent dessus, c'est nous-mêmes qui nous tapons dessus. Quand il y a un problème de centrale nucléaire, il n'y a pas de douanes pour contrôler la pollution.

La pollution n'a pas de frontières, la radioactivité n'a pas de frontières !

Non seulement, il n'y a pas de frontière, mais il n'y a pas de douane. On peut arrêter un instant l'information, comme cela s'est produit en France pour Tchernobyl... mais ce n'est pas parce qu'on ne le sait pas que cela n'arrive pas. Ça c'est une situation mutagène.

Oui, mais c'est en même temps une situation d'opportunité et de crise, comme diraient les Chinois. Parce qu'il y a d'un côté ce que tu viens de dire et tout ce que l'on peut constater, et de l'autre, ça permet aussi de faire émerger le "nous".

Bien sûr, cela a énormément de conséquences. Ce qui est très curieux, c'est que je suis complètement préparé à cela et que j'ai ce sentiment depuis ma plus tendre enfance. Très rapidement, je suis sorti de l'ego national et me suis forgé un ego planétaire, de manière certainement spontanée.

Et cela s'est concrétisé d'une manière curieuse par la littérature de science-fiction. C'est une littérature populaire avec ses bons et ses mauvais écrivains. Cela peut être considéré comme un sous-genre - cela l'est même par certains cotés. N'empêche que cela amène un concept nouveau que nous n'avons toujours pas perçu, celui de l'identité planétaire.

C'est ce qui apparaît à travers cette littérature en permanence. Les habitants de la planète face à un extérieur, à un autre qui n'est plus planétaire, mais extra-planétaire. Le problème très curieux est que cette littérature est essentiellement anglo-saxonne et qu'elle propose l'hypothèse que l'être humain représentatif, sur le plan de conscience planétaire, c'est d'abord le citoyen anglo-saxon. Tous les autres étant fondus dans une espèce de magma, d'identité nationale séparée.

Tu as vu ça ? Même dans Fondation par exemple...

Même dans Fondation, bien entendu, les personnages sont tous des émanations de la civilisation américaine et anglo-saxonne. Une civilisation basée sur ce qu'Edouard Hall appelle à contexte pauvre, c'est-à-dire, un formalisme légaliste. Ce que Bush appelait...

Le nouvel ordre mondial.

C'est ça, le nouvel ordre mondial, l'état de droit. En opposition avec les civilisations anciennes qui sont basées sur un contexte très riche. Toutes les sociétés traditionnelles ont bien sûr des pouvoirs, mais pas ceux de traditions démocratiques.

C'est un pouvoir que l'on donne à quelqu'un de connu. Connu pas seulement pour son action personnelle, mais par sa lignée, parce qu'il est le fils ou le petit-fils d'Untel. Ces sociétés vivent dans un temps beaucoup plus grand que le nôtre.

Le passé a une puissance de maintenance. À présent, dès qu'une chose est finie, c'est fini, cela fait de l'histoire mais c'est de l'histoire en papier. Psiou ! ça s'envole. Il suffit que les gens votent pour un nouveau mouvement, et c'est lui qui fait loi, tout le reste étant renvoyé à l'erreur.

Oui, mais nous voyons aussi surgir et émerger une nouvelle forme de pensée ou de valeurs. Des gens comme toi ou moi y ont toujours cru et ont travaillé pour préparer ce terrain où nos enfants sont, à présent, comme des poissons dans l'eau. Et cela est une excellente nouvelle !

Ouais, ouais, ouais ! Tout à fait ! Mais je pense qu'il n'émerge jamais sous la forme qu'on le croit.

Tant mieux!

Je constate qu'il y a énormément de prévisions et d'idées issues des années soixante qui aujourd'hui sont des faits de société. Notamment, au niveau de la précaution et de la conscience écologique, et de certains systèmes de vie sociale qui sont, à présent, intégrés dans les rapports entre le monde du travail et celui du pouvoir, par exemple.

Évidemment ce n'est pas encore parfait, mais de temps en temps on voit émerger des systèmes de transmission un peu moins pathologiques et sauvages dans la relation entre partenaires sociaux. Ces choses-là, nous les avions vraiment imaginées, mais c'était à travers des mentalités intuitives et romantiques d'adolescents.

Ce n'était pas encore applicable, il fallait que ça infuse, que cela soit pris en charge par les politiques - pour lesquels on pourrait avoir une certaine méfiance - qui sont des professionnels de la gestion sociale. Aujourd'hui, on voit des hommes politiques à l'air très sérieux - avec cravates, gilets, costumes et tout ce qu'il faut - qui, vocabulaire en moins, émettent des idées, mettent en place des structures qui sont, si on y regarde à la loupe, les souhaits formulés dans les années 60/70.

Ils sont passés de l'état de désir à celui de besoin. La conscience du besoin est apparue. Bien entendu, les gens du besoin ne sont pas les mêmes que ceux du désir. Ce n'est pas le même fonctionnement. Ceux du besoin sont beaucoup moins rigolos - étant sérieux et prudents.

Ils se prennent au "sérieux" (rire).

Oui, mais il "faut" qu'ils se prennent au sérieux, sinon rien ne se fait bien. Parce qu'il y a souvent une précaution qui doit être prise pour ne pas léser le tissu social profond. Même si parfois, on est bien obligé de provoquer des catastrophes.

Il y a d'ailleurs beaucoup trop de gens, en ce moment qui vivent la catastrophe, mais on s'arrange dans la mesure du possible et des moyens ; compte-tenu des égoïsmes, des lenteurs, lourdeurs, réticences, et du désir inconscient de vengeance, de colère, de tyrannie qu'ont beaucoup de gens, il faut bien maintenir un certain équilibre et un "minimum" de justice, et cela quelles que soient les tendances politiques.

C'est ainsi que je le vois, du moins dans les pays occidentaux, et en France particulièrement. Il y a des gens dont le métier est de traquer ce qui ne va pas, de le révéler aux autres, et tant qu'il y en aura ça prouvera déjà que tout n'est pas perdu, parce que, lorsque cela va vraiment mal, tous les traqueurs sont baillonnés.

Là, maintenant, les idées des années quatre-vingt-dix naissent de partout, et elles n'ont pas encore de receptacle sérieux où se manifester. Mais, le devoir des rêveurs que nous sommes est de continuer à émettre constamment, de faire marcher notre imaginaire, de n'être ni prudents, ni réalistes, mais d'être vraiment dans le rêve.

Quel rêve ? Le rêve du coeur, c'est-à-dire, là où les choses doivent naître, même si elles ne peuvent pas encore vivre, même si les rêves du coeur sont parfois des agents catastrophiques amenant les plus grandes souffrances.

Alors rêvons ! D'après toi, où nous mène cette mutation ? Parce que les gens disent, d'une façon générale et (surtout) les jeunes d'ailleurs, qu'il n'y a plus de futur, plus de ceci ou de cela, plus de travail, que c'est foutu. Nous, nous pensons que nous allons vers quelque chose, une mutation, qui va se réaliser, mais il faut le temps, c'est à long terme...

Moi je n'ai pas de "y'a qu'à" ! Je ne peux absolument pas donner de prévision à moyen terme, mais à long terme, oui.

Un souhait, une aspiration ?

Oui, mais ce n'est même pas une aspiration. C'est la certitude, et, en fait, ce que j'ai en vue, c'est vraiment quelque chose d'atroce au fond (rire). Je ne sais pas si je peux le dire...

Je pense que c'est beaucoup plus grave et beaucoup plus beau qu'on ne l'imagine. Parce que si ça ne passe pas, on risque de perdre non seulement les avantages de la civilisation, c'est-à-dire ce que nous avons acquis, le confort, la richesse, mais aussi tout ce que cela implique de créativité, de beauté, d'amour, de justice, etc. On risque de le perdre ! Parce que ce ne sont pas des choses qui sont dues.

Ah non, pas du tout !...

On pourrait très bien imaginer un scénario catastrophe où la France et l'Europe retomberaient dans un état de stagnation, de barbarie, et d'obscurité totale !

D'involution même...

Oui, parce que malheureusement il y a des exemples, il suffit de regarder l'Histoire pour voir qu'il y a eu des pays dominants qui sont devenus dominés. Regarde le Moyen-Orient, c'était un endroit merveilleux, une source de connaissance et qu'est-ce que c'est devenu ? Bien sûr, il y a toujours des personnes merveilleuses, mais au niveau de la société, quelle décadence ! Je pense que si nous ne perdons que cela, ce ne sera pas trop mal.

Cela signifierait que c'est à moyen terme que tout s'est écroulé. Par contre, nous ne pouvons nous permettre de perdre la connaissance scientifique. Pourquoi ? Parce que la technologie atomique nous l'interdit.

Rien que ça, cela n'a l'air de rien... Mais c'est énorme ! C'est énorme ! Quand nous sommes entrés dans l'ère atomique, c'est comme si nous brûlions nos vaisseaux. Mais le plus grave serait que notre mode de vie actuel continue à croître, parce que là, la catastrophe serait pire, ce serait la fin de la vie sur cette planète, telle que nous la concevons.

C'est le "Meilleur des mondes" !

Non, ce n'est même pas le "Meilleur des mondes" d'Huxley, c'est la fin du monde, la fin de la vie des mammifères. Bien qu'on puisse à la limite se demander si c'est si grave, n'en déplaise à l'ego de l'espèce, car qu'est-ce qui est important sur cette planète ? Ce n'est pas l'homme au fond, mais plutôt la conscience qui passe à travers lui.

La conscience c'est sympa, c'est un cadeau que la planète se fait - ce n'en est pas forcément un d'ailleurs, mais bon ! c'est la voie qu'elle se donne, même s'il y en a dix mille autres. La disparition de l'homme et de son biotope ne serait même pas la pire catastrophe à l'échelon cosmique, à ce niveau ce n'est rien du tout, parce que la planète reste dans une situation spatiale favorable à la vie.

Même si la pollution devient catastrophique, que tout l'écosystème s'effondre et que les radiations émettent pendant deux cent mille ans, il restera bien encore quelques insectes ou bactéries pouvant redémarrer une nouvelle souche dans la vaste allée du temps; et il y a aura à nouveau des forêts profondes et des océans féconds, il recommencera à y avoir de nouvelles espèces de plus en plus perfectionnées et ainsi de suite.

Donc, la conscience reviendrait avec de nouvelles chances. Nous avons des millions d'années devant nous avant d'arriver à l'extase totale. L'autre alternative, c'est qu'on réussisse à passer la porte, le pont, la passerelle.

Et de l'autre côté, je pense qu'il y a un nouveau territoire de l'Histoire qui est extraordinaire, c'est le territoire de l'union planétaire, dans le respect bien sûr des différences nationales, éthniques, régionales, quartier par quartier, individu par individu. Le paradoxe d'une unité, et de la particularité totale de chacun.

sommaire

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Cyberspace ou le Jeu Vertigineux du Virtuel


Philippe Quéau

Responsable du programme IMAGINA

Directeur de recherche à l'Institut National de l'Audiovisuel.


Les Humains associés : Le "virtuel" investit de plus en plus ce qu'on appelle le réel. Qu'est-ce que cette révolution technologique va changer et en quoi peut-on la considérer comme une bonne nouvelle ?

Philippe Quéau : Je dirais pour commencer, du point de vue le plus général que l'on puisse avoir sur les technologies du virtuel, que progressivement elles installent une civilisation de l'immatériel par opposition à une civilisation du matériel qui serait basée sur l'énergie, la fabrication et la consommation de produits manufacturés.

En effet, le point qui caractérise les technologies que je regroupe sous le terme de virtuel - qui englobe les fameuses autoroutes de l'information, les serveurs multimédias, les terminaux intelligents et les robots de connaissance qui circulent sur les réseaux - c'est qu'elles sont faites d'informations immatérielles.

Deux fonctions importantes caractérisent cette information : sa réplicabilité infinie, sans coût ou à coût marginal nul, et sa mise à disposition instantanée.

Ceci est très important parce que ce sont deux critères qui vont complètement dans le sens contraire des philosophies matérialistes.

Elle rend caduque l'approche "marxienne" du monde qui était basée sur une certaine critique du processus de récupération de la valeur ajoutée par des instances comme le capital.

Car dans le cas du virtuel, le processus de valeur ajoutée passe par des filières qui sont complètement différentes de celles du passé, précisément à cause de cette dématérialisation de la valeur ajoutée.

Cela crée de nouveaux comportements humains, de nouvelles conditions de solidarité, et cela élimine un certain nombre d'intermédiaires qui profitaient du processus lorsque l'économie de transformation était d'ordre matériel.

Vous avez des exemples ?

Prenez un réseau comme Internet. Aujourd'hui, il est possible d'avoir accès en temps réel à l'ensemble des brevets avec leurs schémas descriptifs auprès de la banque des brevets américaine, ainsi qu'à tous les abstracts de l'ensemble des millions d'ouvrages qui sont conservés à la bibliothèque du Congrès à Washington, et tout ça pour un coût absolument marginal.

Aujourd'hui aux USA, pour cent francs par mois, on peut s'abonner à Internet et le coût de la communication reste local, même si vous vous connectez avec l'autre bout du monde.

Ce qui se passe c'est qu'à l'instar de la grande révolution industrielle de la fin du XIXe siècle, qui fut essentiellement une révolution de l'énergie bon marché, nous sommes en train de vivre à la fin du XXe siècle la même chose mais dans le domaine de l'information.

À la fin du XIXe siècle, on a profité de la libération de l'énergie à bas prix pour accroître la productivité, mettant à la disposition des paysans et des ouvriers de telles capacités énergétiques que les modes fondamentaux de rapport au réel en ont été changés.

Jusqu'à présent, un certain nombre de points d'étranglement faisaient que l'information était réservée, si on voulait en faire un usage intensif, à une élite.

Une information qui était jusqu'à maintenant - et quoi qu'on en dise - coûteuse, difficile d'accès, essentiellement "trustée" par certains canaux privilégiés, des groupes de presse, des élites.

Grosso modo, pour être informé avec précision sur n'importe quel sujet pointu, il fallait par exemple être premier ministre et disposer d'une multitude d'énarques ou de documentalistes. Désormais, tout un chacun pourra disposer d'agents de connaissance, de documentalistes virtuels capables d'écrémer l'information sur les réseaux et ceci pour un coût avoisinant celui de l'électricité. De même qu'il y a eu des révolutions dans le domaine de l'égalité des droits, par exemple sur le plan de l'accès au vote ou de la réduction des inégalités économiques, nous sommes en train de vivre une révolution fondamentale, celle de la réduction des inégalités par la mise à disposition publique d'informations de très bonne qualité, pour un coût très bas.

Vous dites "tout le monde"; mais pour avoir accès à ces informations, il faut non seulement pouvoir se payer les outils adéquats, mais disposer de la culture qui permette de naviguer dans ces réseaux virtuels et d'en décrypter les infos. Comment faire pour ne pas accentuer un peu plus le fossé entre ceux qui disposent des moyens d'information et ceux qui n'en disposent pas ?

On peut déjà éliminer le problème de l'accès proprement dit; ce n'est plus une technologie coûteuse. Les puces qui équipent les ordinateurs des ingénieurs équiperont très bientôt les consoles des gamins, ce qui veut dire que le matériel de base va coûter le prix du silicium.

Les consoles ne seront pas plus chères qu'un jeu vidéo (à terme, moins de 1000 F). De plus, les logiciels d'accès au réseau sont d'ores et déjà mis gratuitement à disposition sur Internet.

Il se développe, en ce moment, toute une économie de la gratuité qui n'obéit plus aux logiques commerciales habituelles, mais qui adopte des modes d'échanges proches des comportements universitaires ou des solidarités associatives.

Lorsqu'un universitaire donne une idée à ses collègues dans une conférence, il espère en retour de la reconnaissance et éventuellement la possibilité de recevoir les idées des autres.

Il donne pour pouvoir recevoir. Mais on ne paye pas les idées des autres, on les partage. L'idée de base des colloques scientifiques, c'est que tout le monde mette en commun son propre savoir pour faire progresser le savoir collectif.

C'est complètement différent de la logique commerciale. Vous et moi nous échangeons deux idées, nous sommes deux fois plus riches... en idées, sans avoir fait de transaction commerciale. C'est le monde de l'immatériel, le monde des idées pures.

Ce qui se passe, c'est qu'actuellement ce type de comportement s'étend au grand public et à la sphère de toutes les informations, de tous les débats d'idées et n'est plus réservé aux seuls scientifiques. Quel est ce miracle ? C'est celui d'Internet : aujourd'hui vous pouvez accéder à vingt millions de personnes en ligne.

Il suffit que sur ces vingt millions de personnes, il y en ait seulement vingt qui soient généreuses, compétentes dans leur propre domaine, bien informées, n'étant pas intéressées par l'appât du gain mais par le partage, et c'est le monde entier qui en profite aussitôt!

Pour reprendre une métaphore biblique, c'est vraiment la multiplication des pains... Il suffit qu'une personne trouve quelque chose d'intéressant pour la communauté entière, qu'elle le mette sur Internet, et c'est immédiatement multiplié, cela pour le prix de l'électricité et sans aucun problème de copyright.

Jusqu'à présent, nous étions limités par la matérialité des choses. Dans les temps anciens, lorsqu'on avait une idée, il fallait soit l'imprimer, soit passer par le bouche à oreille.

Cela demandait du temps pour manipuler la matière, et il y avait toujours un coût marginal non négligeable, aussi faible soit-il. Avec Internet, les mêmes militants qui jadis distribuaient les tracts sur les marchés, peuvent aujourd'hui les envoyer en une demi- seconde à qui veut l'entendre dans le monde entier.

D'autant que tout un chacun peut aller retrouver sur le réseau l'information qui l'intéresse, grâce aux agents serveurs et aux "robots de connaissance" (knowbots).

La multiplication des possibilités de partage va forcément mener la vie dure aux tenants de l'économie "marxienne", marchande, habitués à faire payer un sou pour une pomme, c'est- à-dire à échanger des objets matériels contre des instruments financiers.

Cela sera aussi possible sur Internet, mais en concurrence directe avec d'autres types de comportements. Jadis, la thèse d'un étudiant finissait souvent dans une bibliothèque et peu de gens avaient les moyens de récupérer ce savoir.

Aujourd'hui, ce même étudiant peut la "mettre en ligne" pour le monde entier, des îles Philippines à Chicago, en passant par la banlieue parisienne. Dans les raisons d'espérer des changements radicaux de comportements, ce type de phénomène est, à mon avis, en train de jouer un rôle fondamental. Le Cyberespace devient, d'une certaine manière, un lieu utopique, a- topique, un lieu d'échange sans matière, de libre- échange.

Avec son contingent de processus ambigus, je pense notamment aux logiciels de cryptage mis gratuitement sur le réseau et utilisés aussi bien par les dissidents politiques que par la Mafia pour court-circuiter les gouvernements.

Les tenants de la "crypto-anarchie" qui mettent sur le réseau des logiciels gratuits permettant de crypter les messages de façon indécodable, veulent échapper au contrôle du gouvernement, FBI, National Security Agency, entre autres.

Il y a une volonté réelle du gouvernement américain de pouvoir, par différents moyens, contrôler si nécessaire le contenu des communications téléphoniques, Internet et autres.

C'est l'attitude de la NSA et du projet de loi dit "Digital Telephony Act" déposé par Bill Clinton et Al Gore en janvier 94. Ce projet de loi consiste à obliger les constructeurs à mettre un mouchard électronique, le "Clipper chip", dans tous les instruments de communication (téléphone, fax, ordinateur personnel, etc.), permettant au FBI ou à la NSA de se raccorder à votre système et d'écouter sans que vous le sachiez vos conversations...

au cas où cela serait autorisé par la justice de votre pays.

Pour lutter contre ça, les "crypto-anarchistes" ont mis sur le réseau des logiciels gratuits permettant malgré le "Clipper chip" d'être indécodables, afin de préserver leur vie privée.

Le problème c'est que si ces logiciels permettent à ceux qui n'ont pas grand-chose à se reprocher de conserver une vie privée par rapport à un État qui deviendrait "Big Brotherien", ils permettent aussi aux blanchisseurs d'argent sale, aux marchands d'armes, aux trafiquants de drogue, aux espions et aux terroristes de devenir complètement indétectables à quelque recherche que ce soit par les services ad-hoc.

L'argument des "crypto-anarchistes" s'inspire de ceux de la National Rifle Association, lobby des armes aux États-Unis qui fait passer le mot d'ordre suivant : il est anormal que les délinquants puissent seuls avoir accès à des armes, même de guerre.

Il faut donc militer pour la commercialisation libre de telles armes. Leur thèse est donc : puisque les hors-la-loi ne respectent pas la loi il faut donner aux "honnêtes gens" la possibilité de s'affranchir des contraintes de la loi.

Le fait d'autoriser le cryptage complet, c'est comme si vous autorisiez la mise sur le marché d'armes qui seraient indolores, invisibles, inaudibles et qui permettraient de tuer sans être détecté.

Mais cette culture d'origine technologique ne sera-t-elle pas "cryptée" pour ceux qui, en Afrique ou en Chine, n'en auront pas les clés ?

Il est vrai qu'il faut savoir utiliser ces banques d'information, mais nous avons fait de tels progrès que n'importe qui sachant lire et écrire peut s'en servir. Aujourd'hui, quand un Africain de Ouagadougou veut avoir accès à des informations spécifiques, il est obligé de passer par des canaux extrêmement dirigistes, filtrés, par des voies d'informations censurées.

Il y a peu de pays africains qui disposent de liberté de la presse. S'il n'y a pas de tyrannie qui empêche de jouer le jeu, les coûts pourront se réduire à quelques francs par mois, et deviendraient donc accessibles, même aux pays les plus pauvres.

Ce serait aussi peu cher que de mettre en marche un transistor à ondes ultracourtes, avec, en plus, l'interactivité. C'est une révolution qui, un jour, permettra à un Africain d'avoir accès au dernier rapport le plus pointu sur la culture du mil d'une université de Los Angeles, spécialisée dans la culture subtropicale.

En quelques minutes, il pourra consulter l'ensemble de ce qui a été publié dans le monde sur la question, ou le bulletin météo, en ayant sous les yeux une image-satellite de l'Afrique, rafraîchie toutes les trente minutes, ainsi que les statistiques concernant la prévision des récoltes, etc.

Bien sûr, pour cela, il faut disposer de lignes téléphoniques qui ne soient pas filtrées, d'un micro-ordinateur, d'un centre serveur, et il faut savoir lire et écrire l'anglais de préférence.

Mais pour les élites c'est faisable et cela permettrait aussi une diffusion en retour des informations du Sud vers le Nord. Nous ne sommes plus dans un système descendant, pyramidal, mais complètement réticulé, où tout point vaut pour tout le monde, où tout point est susceptible de devenir centre émetteur.

Ce n'est plus la métaphore de la montagne ou de la pyramide, mais celle de l'océan : chaque point d'entrée dans le circuit Internet est une vague comme les autres et toutes participent de la même eau.

En quoi ce libre accès à l'information mondiale en temps réel peut-il nous permettre de mieux nous comprendre et d'éviter les risques de surinformation et de désinformation actuels ?

Nous sommes passés d'une ère où l'information était chère, parcellaire, redondante, passive, et complètement canalisée, à une ère où l'information est abondante, facile d'accès et extrêmement peu coûteuse.

Comme il ne s'agit plus de se faire imposer l'information mais d'aller la chercher, elle devient interactive. Sans information pré-mâchée, vous vous prenez en main, vous êtes responsabilisé parce que vous devez mettre en pratique votre sens critique et votre esprit de recherche. D'avachi du divan, vous devenez chercheur actif. Certes, l'abondance d'infos n'est pas suffisante, mais le simple fait que vous deveniez actif veut dire que vous êtes obligé de vous fixer des buts, des visions du monde, en vous dotant de grilles d'analyse.

Si vous n'en n'avez pas, il vous faudra discuter avec ceux qui peuvent en avoir. Donc, il faudra se regrouper, il y aura des associations virtuelles de personnes partageant une sensibilité commune. On ne peut plus se retrouver tout seul, comme devant sa radio ou sa télé, puisque c'est la planète entière qui est au bout du fil.

Quand on écoute la radio, en passant de station en station, c'est incroyable de constater comment l'info est réduite à sa plus simple expression. La structure même des journaux était déjà révélatrice du dérisoire avec lequel l'actualité mondiale est transmise.

Dans Internet, nous avons la complexité du monde au bout des doigts. On développe des comportements de solidarité qui sont réels : on travaille en bande.

C'est comme un far-west, un nouveau monde. Internet est par essence une société, et elle est beaucoup plus pédagogique que les masses-médias. Ces derniers ont une vision complètement différente, qui est de nous massifier, de nous faire avaler de l'information prédigérée totalement homogène.

Ce n'est plus supportable, c'est du lavage de cerveau. À présent, on ne peut plus se contenter du militantisme local. Pour moi, Internet est l'outil de lecture et d'écriture dont nous avons besoin pour répondre aux défis qui sont les nôtres, du trou d'ozone à la faim dans le monde.

C'est là que désormais le militantisme devra opérer. Gutemberg a fait son temps par rapport aux problèmes mondiaux. Par exemple, je crée à l'INA un cyber-port* où l'on pourra consulter, entre autres, les dernières éditions du Monde Diplomatique (d'ailleurs je vous invite à venir y installer votre journal) et un accord se prépare avec les ambassades de France aux États-Unis et au Canada, pour relayer des centres serveurs francophones sur le continent nord-américain.

En quoi le virtuel - qui paraît réel alors qu'il n'a pas de véritable substance - pourrait-il nous permettre de remettre en cause notre principe de réalité, notre façon de voir les choses ?

Je crois que le virtuel est une manière de suspendre notre croyance au monde, une manière de nous placer dans un autre environnement que le réel, mais qui a presque le même degré d'opérabilité.

Donc, c'est une façon pédagogique de nous habituer à changer de régime, de vision et de compréhension. Cela correspond au fait de migrer hors du monde, pour aller dans un autre.

De même manière que des migrants qui, passant d'un pays à un autre, changent de structure culturelle et sont en décalage, parce qu'ils ne peuvent s'empêcher de comparer ce qu'ils voient avec ce qu'ils ont vécu.

Cela les rend plus aigus et les met sur le qui-vive, mais en même temps, ils deviennent plus créatifs, parce qu'ils savent qu'une vision n'est jamais qu'une vision et qu'il y en a d'autres.

Cette notion d'émigration peut être généralisée à la réalité même. Nous sommes tous nés dans un pays, et ceux qui en ont changé comprennent bien ce que je veux dire, parce qu'ils ont éprouvé ce choc culturel, ce changement brutal de référence.

Or, nous avons tous un point commun, c'est d'être nés dans la réalité. C'est notre pays d'origine, celui que nous partageons. Et il existe une émigration possible vers le virtuel.

Pourquoi ? Parce que dans ce virtuel-là tout sera possible. Comme jadis on pouvait fuir l'Europe, il sera possible de fuir le réel pour le virtuel. Pour y faire quoi ? Oublier le réel - et c'est un danger pour ceux qui sont complètement paumés - mais aussi pour être encore plus actif dans les domaines du réel qui sont saisis à travers le virtuel : la guerre, la chirurgie, l'économie...

Cela veut dire que nous sommes tous des immigrants potentiels, des voyageurs hors du réel.

Et puisqu'on ne pourra pas y rester, il faut bien revenir au réel, on ne pourra s'empêcher de comparer les deux niveaux de réalité...

Pour vous, le virtuel est un autre état du réel ?

Oui. Ce qui est important, c'est de montrer que le réel n'est pas que Le Réel, qu'il existe d'autres formes de réalité.

Et le virtuel a cet immense avantage de nous proposer une réalité alternative qui fonctionne, et qui nous permettra de travailler, de rencontrer les autres et d'agir sur le monde.

En revenant dans le réel, on pourra réimporter les modalités d'action ou de solidarité qu'on aura rencontrées dans le virtuel, et réciproquement. Ce qui me paraît intéressant c'est le va-et-vient, la comparaison, la compétition entre les deux modes de réalité, l'un complétant l'autre.

Le réel a un grand désavantage, c'est que les gens le tiennent pour acquis. Comme ils naissent dans le réel, ils ne se posent pas de question.

Comme nous sommes conditionnés à ce réel et que nous n'en avons pas de rechange, il va de soi. Vous ne pouvez pas remettre le réel en cause, sauf si vous être artiste ou philosophe...

Y voyez-vous une similitude, au moins dans le principe, avec ce que vivent certains chercheurs, chamans, sorciers ou autres qui, en modifiant leur perception, peuvent non seulement concevoir mais, semble-t-il, accéder à d'autres modalités du réel ?

Tout à fait, je pense que le virtuel est similaire à ces autres réalités alternatives que sont les mondes des chamans... mais je ne veux pas les comparer parce qu'ils ne sont pas comparables.

Néanmoins ce qui est similaire dans les deux cas, c'est le fait de changer de système de repères. Par ce fait même, on met en doute, comme Descartes l'a fait, la réalité même du réel.

Je pense que c'est une bonne pédagogie, pour commencer d'apprendre à douter, que d'éprouver des systèmes de représentation alternatifs. Le virtuel n'est pas qu'un lieu de fuite hors du monde, c'est aussi un lieu d'action qui est doté d'une certaine crédibilité, puisqu'il permet de rencontrer les autres.

C'est ce que disait Héraclite : tant qu'on est éveillé on est tous dans le même monde, mais quand on rêve chacun s'enfuit dans son propre univers. Le rêve ne peut pas être une solution, par exemple, à l'action collective. En revanche le virtuel le peut, car on reste accroché à une réalité qui est aussi celle des autres.

Vous pensez que ce voyage dans une autre réalité, pourrait me faire prendre conscience des scénarios mentaux virtuels que je me fabrique dans le réel pour fuir les faits ?

Je pense que le virtuel serait plutôt un inconvénient majeur pour notre propre ancrage dans le monde réel.

Il n'est pas du tout évident que le fait de pouvoir naviguer dans le monde entier sur des réseaux virtuels, soit pour nous un moyen de devenir beaucoup plus humains, plus solidaires dans le réel.

Je dirais même le contraire. Mais on peut être optimiste. Le virtuel est le moyen d'agir à l'échelle planétaire, à l'échelle des idées, parce que c'est immatériel, instantané et global.

En revanche, nous devons aussi être responsables de ce qui nous arrive dans notre environnement immédiat réel et local ; et là le virtuel ne sera pas forcément utile.

En toute chose, il faut un équilibre; In medias res stat virtus, la vertu réside dans la voie du milieu. Néanmoins, le virtuel pourra devenir le support, l'outil effectif d'une conscience planétaire, échappant aux déterminations, par exemple, des médias.

Lorsqu'une catastrophe écologique surviendra, peut- être qu'Internet nous permettra d'éviter le pire. À savoir, la possibilité pour un pays éloigné de rester branché sur la ruche mondiale.

Par exemple, peu de personnes savent ce qui se passait en Chine ou ce qui se passe au Rwanda, excepté ceux qui recevaient quelques faxs. Et Internet c'est le fax à la puissance cent.

Cela demande à un dissident chinois le même travail que pour rédiger un fax, sauf qu'il l'envoie à la planète entière. C'est une des formes de solidarité globale qui pourra se produire, avec aussi le risque d'avoir autant d'intox et de fausses nouvelles.

Il sera nécessaire de développer sur ces réseaux une écologie de l'esprit, c'est-à-dire d'étendre son acuité d'esprit et d'éveiller son sens critique, quant à la valeur de l'information présente dans le réseau - dans lequel, par définition, il n'y a pas de contrôle, où c'est l'anarchie au sens que tout est possible.

L'anarchie du virtuel n'est possible que si vous vous prenez vous- même en charge dans cet océan de possibles. Ce sera aussi le moyen matériel de toucher des auditeurs potentiels que vous ne pouvez pas atteindre autrement, puisque les médias traditionnels sont bloqués, filtrés.

Et puis, il ne sera plus nécessaire de convaincre ceux que vous souhaitez toucher, puisque ce sont eux qui iront vers vous en cherchant les mots clés qui sont les vôtres.

C'est une forme d'auto-organisation de la société ; les mêmes esprits intéressés par les mêmes idées, avec des valeurs communes, se renforceront, et finiront par collaborer.

Aujourd'hui, il y a une déperdition incroyable d'énergie dans la pluie d'informations que l'on déverse. On procède comme pour la pub : on utilise un marteau pour écraser une mouche.

Il y a un coût humain et social incroyable, un temps perdu considérable. Le nombre de gens qui passent une partie de leur vie à regarder des choses qui ne les intéressent pas, uniquement parce qu'il n'y a pas d'autres moyens...! Quand vous avez une infection, on vous donne une dose massive d'antibiotiques parce qu'on ne sait pas guider les molécules à l'endroit précis qui convient, mais si on avait des molécules à tête chercheuse, on n'en aurait besoin que d'une dose infinitésimale.

C'est une métaphore qui peut s'appliquer aux domaines de l'information.

Mais comment faire pour éduquer les gens à ce nouveau monde, en évitant d'accentuer notre tendance à confondre virtuel et "réel" ?

Ce monde nouveau aura une certaine réalité, mais ça ne sera pas "la" réalité. Ce seront des réalités plurielles et il faudra bien faire comprendre la nuance.

Au fond, c'est poser la question de la substance du réel. Certains philosophes pensent qu'il y a une réalité originaire, un minimum commun vital, comme un smic du réel, et puis qu'il y a des excroissances.

Je pense qu'il y a une nature humaine commune, une certaine universalité de l'humain, sinon autant reprendre les thèses des nazis, des hommes supérieurs et des hommes inférieurs; je ne peux l'accepter en aucune manière.

Pour moi, il y a une essence commune incontournable, ce qui fait que tout homme est semblable à tout autre homme, même si nous sommes tous différents : c'est que les hommes sont tous images de Dieu.

Je crois que, comme le dit la Genèse, Dieu a créé l'homme à Son image. Ce que nous avons en commun, c'est que nous sommes tous une image.


Dans quel sens ?

Dans le sens où en tant qu'image, l'homme incorpore les fonctions les plus caractéristiques de l'humanité que sont la raison, la mémoire et la volonté. À la différence des minéraux, des végétaux et des animaux, ou du trou dans l'ozone, il est capable de vouloir, de comprendre...

capable d'amour dans le sens où l'amour est la fleur de ce trièdre. Il n'y a pas d'amour sans volonté, sans mémoire et sans intelligence. Ce n'est pas un hasard si je prends ces trois éléments, c'est la métaphore trinitaire que Saint-Augustin utilise pour expliquer la nature même de l'être humain en tant qu'image de Dieu.

Amour, mémoire et intelligence, au sens de capacité de comprendre le monde, un monde qui n'est pas complètement opaque. Si on considère que le monde est "opaque", il n'y a pas d'intelligibilité partagée, donc il y a racisme.

C'est vital de dire qu'il est possible de comprendre. Si vous refusez la possibilité de l'universalité de la raison, à terme, vous vous enfermez dans le racisme et dans l'incompréhension.

D'ailleurs, c'est souvent ce que les thèses des pensées nationalistes proclament : il y a quelque chose d'indicible, de radicalement différent, un Vater Land (pays père, en allemand), quelque chose de spécial que les autres pays du monde ne peuvent pas comprendre, une espèce de point originaire.

Qui dit négation de l'universalité, dit différence radicale. Bien sûr, il existe des différences...

Nous sommes un et multiples à la fois ?

On ne peut être multiple que si on est fondé dans l'unité. Sinon, cela devient l'anarchie, au sens où il n'y a plus de terrain commun, où c'est votre vie contre la mienne. Quel est le fondement de la paix ? C'est la parole, la raison, le logos, ce qui relie, ce qui permet l'échange.

Parole comme la traduction de ce qu'on ressent, de ce qu'on est, plus qu'effet de sens, que mots ?

Les mots sont les images de la parole, c'est avec eux qu'on fait beaucoup de bla-bla, mais aussi la révolution et la poésie.

De même que nous sommes des images de Dieu, les mots sont les images du verbe. Ce sont de pauvres mots, mais au fond il ne faut pas les mépriser.

Même Dieu n'a pas dédaigné parler avec des mots. Ce sont plus des paroles que des mots d'ailleurs... et plus fortes qu'on ne croit... Mais, en toute chose, on peut voir les extrêmes s'opposer.

Si vous êtes pessimiste, vous pouvez voir le mot sous sa forme impuissante, ce qui est aussi vrai, puisque les mots sont aussi des choses gratuites et peu aptes à saisir le réel.

Mais vous pouvez aussi voir le contraire, des mots qui emportent des victoires et qui changent le monde. Ces deux extrêmes sont coexistants et c'est à nous de faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre.

Ce qui est certain, c'est que si on veut s'en sortir, sur une planète qui, à toute vitesse, devient de plus en plus petite et fragile, nous devons cesser de mettre en avant ce qui nous distingue, mais plutôt ce qui nous unifie.

La distinction, la séparation sont utiles, mais nous devons les utiliser pour unir à bon escient, en fonction des différences spécifiques. La finalité c'est l'union, non pas l'unisson mais l'union. Il ne faut pas que tout le monde chante la même chanson, mais qu'on soit sur la même longueur d'onde pour au moins partager nos différences. La note fondamentale est indispensable, c'est ce qui nous rend humains.

Est-ce que vous pouvez préciser ce qui, pour vous, rend l'homme humain ?

Ce qui rend l'homme humain, c'est qu'il tire sa spécificité, son essence d'autre chose que de lui- même. Ce qui fait que l'homme est humain, c'est précisément qu'il n'est pas humain, qu'il ne tire pas son humanité de lui.

Autrement dit, ce qui fait l'essence de l'homme c'est qu'il est une image, qu'il n'est pas lui-même son propre modèle. S'il était son propre modèle, il ne pourrait extraire sa noblesse que de lui-même, s'érigeant de ce fait comme étant son propre possesseur et maître, il établirait des distinctions radicales.

Il pourrait alors se nommer roi et empereur sur toutes choses et notamment sur les autres. En revanche, si son humanité provient d'autre chose que de lui-même - et c'est le sens de la formule "image de" - il n'est pas en tant que tel, donc il est tout entier tourné vers un processus d'identification au modèle.

Il est image au sens dynamique, au sens d'être attiré vers son modèle, et c'est en se tournant vers, qu'il se rend de plus en plus homme. Plus vous cherchez et plus vous trouvez la manière d'être un homme et plus vous devenez homme, c'est un processus infini.

Un peu comme ces images photographiques qui ne cessent de se révéler plus profondes qu'elles n'y paraissent de prime abord. Plus on cherche plus on trouve, et plus on trouve, plus on sait qu'il faut encore chercher.

C'est ça l'astuce, on n'est pas dans un processus de finalisation, on ne s'enferme ni dans une recherche, ni dans une trouvaille, c'est une avancée dans la recherche qui n'a pas de limite.

L'homme est d'une autre noblesse que celle qu'il se donne à lui-même, mais il l'a oubliée. Il est plus complexe, plus riche et plus profond...

l'homme est amené à être un dieu. C'est une aventure très complexe que la course de l'humanité, mais les hommes l'ont oubliée, et ils la méprisent, ils vivent comme de petits rentiers, de petits bourgeois...

Ils ne savent pas jusqu'où ils pourraient aller s'ils le voulaient. C'est ça être humain.

C'est-à-dire, prendre conscience de soi, de son destin, et tendre sans cesse vers son modèle ; c'est ça ?

C'est comme ces feux qui ont toujours du mal à prendre, et alors la température s'élève, et plus elle augmente, plus la fournaise prend de l'ampleur, et plus la combustion est facilitée.

Cette métaphore est valable pour nous : plus vous brûlez, plus vous brûlez. La plupart des hommes sont froids comme des pierres, ils n'ont pas pris feu.

Il y a aussi des pierres brûlantes...

Oui, il y a des laves, des volcans. On peut pousser la température des pierres à un point inimaginable. Prenez la température du Soleil et la surface de la Lune; pourtant tout cela est de la même nature, mais il y a des coeurs plus brûlants que d'autres, la différence est infinie.

Prenez les Chérubins ou les Séraphins qui, dans la tradition hébraïque sont les plus près de la face de Dieu : ils sont bien plus brûlants que mille soleils.

Ces dynamiques-là sont extrêmement compliquées pour de petits esprits comme les nôtres; on n'arrive pas à imaginer la violence et la profondeur de ces distances, de ces différences.

Lorsqu'on commence à réfléchir un tout petit peu sur ces questions, on est saisi par le mystère. Une fois que vous avez mis le petit doigt dans l'engrenage, vous ne cessez d'être aspiré par ce trou noir de l'intelligence. Vous savez, ces trous noirs de l'espace qui attirent toute matière, il y a les mêmes dans l'esprit.


Mais encore ?

Disons que dans le domaine astronomique, les trous noirs sont des aspirateurs à matière. Dans le domaine de l'esprit, on pourrait les qualifier de trous blancs, qui sont très troublants d'ailleurs.

C'est le mystère de Dieu, qui est un trou noir inversé. Le trou noir vous aspire, vous disparaissez et puis c'est fini, il n'y a plus de structure moléculaire consistante.

Vous revenez, en tant que matière, à l'état le plus originel possible, à l'état de soupe primordiale. C'est une régression à l'origine du temps puisque c'est ce qui s'est passé lors du Big Bang.

En revanche, la métaphore du trou blanc, qui est spirituel, c'est qu'au lieu d'être écrasé vous bénéficiez d'une vision qui vous enrichit au-delà de toute mesure puisque vous montez au pinacle, en haut de l'échelle de Jacob.

Dans un mouvement simultané d'incarnation et d'assomption ?

Oui, l'incarnation n'est pas une chute, mais un marchepied. Si vous acceptez cette métaphore de l'échelle de Jacob, l'incarnation représente un des barreaux de l'échelle, et parce que vous avez un pied vous pouvez monter.

La matière est un moyen qui, en tant que tel, n'a pas de vocation autre que d'être au service de quelque chose qui est plus grand qu'elle. La matière est au service de l'esprit.

Ce qui est en jeu, ce n'est pas tellement l'histoire de la matière, qui n'est pas plus importante que le petit-déjeuner que vous avez avalé il y a vingt-cinq ans et que vous avez oublié, mais qui fait que vous êtes quand même là.

La matière est au service de quelque chose qui lui est transcendant. Mais pourquoi l'esprit a-t-il besoin de la matière? Parce qu'au commencement, l'esprit d'un homme est comme une toute petite chose indestructible mais fragile, qui ne sait pas grand-chose, qui est vierge.

S'il n'était pas vierge ça voudrait dire qu'il serait déjà prédéterminé. Or tout le but du jeu, c'est de donner à l'esprit toutes ses chances de s'établir comme maître de lui-même, de se doter de par lui- même, de par ses propres forces ou à l'aide d'une certaine grâce, de capacités quasiment divines.

Si l'esprit n'avait pas cette liberté, il serait l'esclave de quelque chose. L'esprit a donc besoin de la matière pour s'efforcer de se rendre libre de lui-même et par lui-même, pour se connaître, se vouloir et s'aimer comme esprit. L'esprit a besoin de la matière pour s'en libérer.

On revient à la Trinité augustinienne. C'est parce que nous sommes esprit que nous sommes libres, mais c'est aussi parce que nous sommes libres que nous pouvons encore plus être esprit, que nous pouvons vouloir l'être, et que nous pouvons comprendre que nous sommes libres, que nous devons nous rappeler que nous sommes esprit.

Ce noeud extrêmement complexe, parfaitement décrit par Saint-Augustin, est l'histoire de chacun d'entre nous. Qu'est-ce qui fait que dans une vie vous deveniez de plus en plus heureux ou de plus en plus mécontent ? C'est que, étape par étape, petite chose par petite chose, vous allez favoriser tel ou tel aspect de votre personnalité.

C'est pour ça que nous sommes tous responsables. On peut se dire au bout de cinquante ans : "J'ai raté ma vie parce que je n'étais pas doué, parce que ceci, parce que cela", mais en fait ce n'est pas le vrai problème.

À tout moment vous pouvez corriger votre histoire par petites inflexions, en disposant de trois armes qui se renforcent mutuellement : la mémoire, la volonté, et l'intelligence.

Même quand vous manquez de l'une, vous pouvez compenser par l'autre. Si vous manquez de mémoire, vous pouvez vous servir de la volonté, et avec un grand effort, vous finirez par vous rappeler.

Il est très rare que les gens soient à la fois bêtes, sans mémoire et sans volonté. Il suffit que vous vous serviez de l'une pour renforcer les deux autres, et c'est comme ça que vous grandissez.

Nous pouvons donc nous créer nous-mêmes. Quand vous n'aimez pas quelqu'un, vous êtes en position de créer ex-nihilo votre capacité d'aimer; et là, il y a quelque chose de divin. C'est une façon d'être à l'image de Dieu. Notre rôle fondamental n'est pas de créer des quarks, ou des électrons, ou des médicaments, mais de créer dans notre propre pensée, par exemple de créer de l'amour.

Si la matière est au service de l'esprit, ne peut-on pas avancer que la matière est en même temps, par son côté miraculeux, une sorte d'aboutissement, la concrétisation formelle du rêve de l'esprit. Je pense au miracle de la création d'un corps humain à partir de l'idée du corps humain. Dans le virtuel on peut imaginer et fabriquer autant d'images du corps qu'on veut, mais on ne sait pas fabriquer un corps réel...

Je crois qu'une seule âme vaut plus que tout l'univers aux yeux de Dieu, une seule âme ! Pour moi l'âme n'est pas faite de matière. Dans ce domaine je suis aristotélicien. De ce point de vue philosophique, l'esprit est immatériel, c'est une pure "forme".

Je prends une statue de bronze. Il y a le bronze et puis il y a la forme de la statue. La forme de la statue est complètement immatérielle, elle n'existe pas en tant que matière.

De même vous avez le triangle dans le sable, qui est de sable, mais il y a le triangle mathématique qui est abstrait, qui est hors de toute matière. Nous sommes capables de "comprendre" cette abstraction en dehors de sa matérialité.

Quand je dis "triangle" vous ne pensez pas à un triangle dans le sable, vous pensez à un triangle mathématique. Ça n'est pas matériel, mais ça existe quand même.

Une idée ça n'a pas de matière et à sa façon ça existe. Il y a donc des classes d'objets qui n'existent pas à la façon des objets matériels, comme les triangles ou les formes de statues, ou les idées, et il y a aussi les âmes.

Et la nature la plus profonde des âmes est un mystère, elle est d'une essence divine.

Évidemment, comme nous sommes dans l'oeil du cyclone, il est très difficile de nous comprendre nous-mêmes. Notre plan de conscience est obscurci par nous-mêmes.

Revenons, si vous le voulez, au concret immédiat. Que pourrait-on faire pour que le virtuel ne soit pas une béquille technologique de plus, mais une source d'espérance potentielle ?

La plus grande noblesse de l'homme, c'est de se suffire à lui-même pour mieux donner aux autres. Les grands sages, les grands savants, les grands poètes se suffisent à eux-mêmes et ils sont néanmoins rayonnants d'humanité.

Le virtuel n'est qu'une béquille comme beaucoup d'autres choses. Il faut trouver l'espérance ailleurs. Nous avons en France près de 13 % de chômeurs - et ça pourrait continuer longtemps ainsi. Vu les progrès de la technologie, il n'y a aucune raison qu'on n'en ait pas 25 % à l'horizon 2015.

À terme, nous aurons 2% de la population (dans l'agriculture) qui nous nourriront, et 3% qui surveilleront les robots qui fabriqueront les produits manufacturés. Que ferons-nous du reste ? C'est difficile à concevoir, mais imaginons que chacun d'entre nous soit comme ces moines du Moyen Âge qui toute leur vie recopiaient des manuscrits, étudiaient, réfléchissaient en cultivant leur jardin et en priant le Seigneur.

Ces moines qui ont fait la gloire de la civilisation médiévale, qui ont permis à l'esprit de vivre dans une Europe barbare, et qui ont conservé des oeuvres d'Aristote, de Platon, et de savants arabes...

Bref, des gens qui sont heureux de vivre, disposant du minimum vital, nourris, logés, chauffés et qui trouvent en eux-mêmes, en leur esprit, les ressources pour continuer à chercher.

Nous avons là un modèle d'humanité intéressant, parce que ceux qui étaient des chômeurs ne le seraient plus, devenant des chercheurs d'esprit qui auraient le minimum vital comme les moines d'autrefois.

Simplement, ils disposeraient d'un temps qu'ils emploieraient avec joie à réfléchir sur le sens de leur propre nature d'être au monde ; ils seraient créateurs de leur propre vie.

Seulement cela demande une autre façon de répartir la richesse, avec une pension de penseur qui serait allouée à ceux qui n'auraient pas un travail à plein temps. La transformation serait intérieure, radicale.

Le changement dont nous avons besoin dans les années à venir est de cet ordre-là, c'est-à-dire un changement intérieur, parce que la solution ne viendra pas des gouvernements.

Ils en sont incapables, ils n'en ont pas les moyens. En revanche, nous pouvons nous former nous-mêmes, nous pouvons agir là où nous sommes, avec les moyens dont nous disposons. Nous pouvons changer notre regard sur nous-mêmes.

D'autant qu'on peut imaginer que ces 5% ou 10% de travailleurs actifs tournent dans la société, et qu'on devienne à tour de rôle, agriculteur, ouvrier, chercheur...

Oui, tout à fait, c'est comme si l'année sabbatique devenait l'année de travail et le reste serait le sabbat. Il y aurait six jours de sabbat et un jour de travail ! En fait pour moi, le réseau du virtuel, du Cyberespace, c'est comme le réseau des abbayes au Moyen Âge.

Je pense que c'est cela qui nous permettra de survivre à la barbarie qui s'annonce et qui est en gestation. Sincèrement, sans être pessimiste, à long terme, je crois que les choses vont s'amocher, qu'il y aura des guérillas urbaines, une pauvreté galopante, etc.

Il va falloir inventer de nouvelles résistances. Le maquis aujourd'hui, c'est, d'une certaine manière, le maquis de l'intelligence, le maquis de la méditation, le maquis d'Internet, parce que c'est un des outils de solidarité à l'échelle mondiale, et que nous avons besoin de maquis mondiaux.

Ce n'est plus le Vercors, c'est le monde. Nous allons devoir changer nos comportements de façon radicale. C'est dans un double mouvement que nous trouverons notre vérité, entre une intériorisation davantage ancrée en nous-mêmes et une ouverture de plus en plus généreuse aux autres.

Nous vivons le paradoxe d'être dans une société d'abondance relativement factice, essentiellement d'ordre matériel et consumatoire, et d'avoir des besoins énormes dans la santé, l'éducation, la solidarité et l'environnement.

Et c'est dans ces domaines-là que les nouveaux "moines", ou nouveaux résistants pour prendre une autre métaphore, devront opérer. Non seulement il faut conserver notre planète, mais il faut l'améliorer.

La question clé est : comment répartir les richesses ? Aujourd'hui la richesse revient entièrement à ceux qui se l'approprient, parce qu'ils sont là où ils peuvent prélever une part importante de la valeur ajoutée; les capitaines d'industrie sont ceux qui se sont placés au bon moment dans l'échelle sociale pour la récupérer.

Mais il n'est plus possible de fonctionner ainsi. Ce n'est pas parce que 10% des gens seulement produiraient de la richesse, qu'il faudrait exclure les 90% restants.

Sinon nous ne sommes plus des hommes et cela revient à dire : "il y a 90% d'inutiles, exterminons-les !" Il faut prendre un autre raisonnement : il y a 10 % de gens qui produiront la richesse matérielle et 90 % qui pourront devenir peintres, formateurs, éducateurs ; qui produiront la richesse "virtuelle", immatérielle, sinon on ne tiendra pas le choc.

C'est de l'utopie... lointaine, mais nécessaire si on croit au renversement actuel des grands équilibres.

Il est complètement invraisemblable que nous, pays du Nord, hyper-riches, face aux pays du Sud dix fois plus pauvres, nous puissions continuer de nous plaindre ! Nous ne pourrons supporter longtemps encore d'être, à nos propres yeux, des veaux bien gras, il faudra que l'on prenne acte de la situation réelle du monde et notre propre manière d'être au monde.

Je crois qu'il faut que nous ayons un discours de rupture, parce que finalement c'est la seule manière pour nous d'être sauvés dans notre propre essence.

De même que la vie est une double rupture, avec la conception et la naissance, il y a rupture fondamentale entre le néant et l'être. La naissance est le passage brutal d'un milieu amniotique, rond, et rassurant, à un milieu plein d'angles, dur, froid et violent. De même lorsque l'on meurt il n'y a que des ruptures.

Le fait est que dans le monde où nous vivons, il faut s'apprêter à naître à autre chose. Aujourd'hui la France est un peu comme en immersion amniotique, mais il va falloir que nous naissions à un monde plus rude, plus anguleux, où nous serons plus hommes, moins enfants gâtés.

Les hommes du Nord sont des bébés comparés à la situation que vivent les Africains par exemple. Paradoxalement la civilisation indienne est beaucoup plus adulte, bien que plus pauvre. En fait, il s'agit de savoir où est la vraie richesse. *


Petite histoire du "Net"

En 1969, guerre froide oblige, le gouvernement américain crée un réseau de communication parallèle appelé ARPANET (Advance Research Project Agency Network) capable de résister aux destructions causées par une guerre nucléaire ou un cataclysme.

Il avait pour but de permettre aux militaires et aux scientifiques de partager en toute occasion leurs informations tout autour de la planète, et ce, plus rapidement que par courrier ou par publication scientifique.

Au départ, le Net ( réseau en anglais )était réservé exclusivement aux militaires, aux sociétés sous contrat avec l'armée et aux universités liées au Pentagone. De cet embryon est né "l'International Net", Internet, un gigantesque réseau de réseaux à l'échelle mondiale.

Car devant la demande et l'ouverture au grand public (en 1992), le Net, d'abord confidentiel, a explosé. Il comprendrait aujourd'hui entre 10 et 20 millions d'abonnés (selon les sources), qui communiquent sur 200000 réseaux : universités, NASA, Pentagone, bibliothèques nationales, gouvernements et tout possesseur d'un ordinateur équipé d'un modem.

De chez vous, vous pouvez laisser un message dans la "boîte au lettre électronique" (E-mail) de Bill Clinton, de Jacques Toubon, du dalaï-lama ou encore des Humains Associés.

Sa vitesse de transmission permet d'envoyer sur une ligne téléphonique standard plusieurs milliers de pages en une seconde (622 mégabits/s) à l'autre bout de la planète.

L'avantage, c'est que pour un abonnement variant selon les pays entre 100 F par an et 150 F par mois vous pouvez "converser" avec l'Australie pour le prix d'une communication interurbaine.

Le trafic augmentant de 15% par mois, la National Science Foundation aux USA, qui consacrait 10 millions de dollars par an à ce réseau, a décidé d'arrêter de financer, à la fin de l'année 1994, l'ossature centrale d'Internet. Qui va payer la note demain ? Les finances publiques ou les utilisateurs ?

sommaire

C

E

S

O

I

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Ce soir, je n'ai pas envie...


Alain Lipietz


Je n'ai pas envie d'être optimiste. Pardonne-moi. Je sais que tu me le demandes. Je sais que c'est mon métier et mon militantisme. J'écris des livres d'économie pour expliquer où l'on en est, pourquoi ça va mal, qu'est-ce qu'on pourrait faire. Je cours la France, l'Europe et le tiers monde, de meetings en débats, pour comprendre, écouter, proposer, rassurer : il y a toujours, n'est-ce pas, quelque chose à faire.

Mais ce soir je n'ai pas envie. Cela fait des semaines que tu me demandes cet article. J'ai traîné, j'ai tardé, je n'avais pas envie de faire semblant d'y croire, voilà. "Les raisons d'espérer" ? avec la Bosnie, le Rwanda, l'Algérie... ce n'est pas la barbarie qui monte, c'est la civilisation qui redescend.

Et mon pays ! la courtoise suffisance, le ricanement triomphant de ces joufflus que plébiscite mon pays ravagé par le chômage, le désespoir de l'exclusion. Parce qu'ils excellent à distiller le racisme d'État, parce que pour chaque dizaine de milliers de chômeurs de plus, il suffit d'expulser un étranger, arracher le voile d'une lycéenne, interdire l'asile à une femme persécutée. Demain, s'il le faut, on en écorchera quelqu'une en place de Grève pour calmer le mal-être du peuple.

L'espérance, où est-elle ? Morte l'espérance des combattants de la Résistance, aujourd'hui ridiculisés par le passé et les amitiés d'un homme en qui ils s'étaient reconnus. Morte l'espérance d'un peuple de gauche, trahi par les partis et les technocrates auxquels il avait confié l'héritage de décennies de lutte.

Aujourd'hui, il faut un escroc de charme, un Belmondo en vrai, pour capter l'indéracinable foi au coeur du peuple, que ce qui est insupportable doit changer. Tapie comme Menem, Collor de Mello, Fujimori : espérance des sans-chemises qui parle comme eux, ou comme les héros de leurs séries télévisées.

Blessée au coeur, l'espérance de mes amis écologistes, trahis par les ambitions misérables de ces porte-paroles qui avaient confisqué la parole, privatisé l'élan, confondu le service et le pouvoir, le ministère de la pédagogie et leur propre promotion médiatique.

Je suis fatigué d'espérer. Mais espérer, est-ce donc un effort personnel ? Jadis, il n'en était pas ainsi. Jadis on espérait en quelque chose. Le salut par le Christ. Le rayonnement des Lumières, la diffusion de la Raison.

Le développement, la socialisation des forces productives. L'éveil des peuples du tiers monde. La révolte des opprimés. Jadis, l'espoir était objectif, l'Histoire, orientée, le moteur de notre foi, en dehors de nous, le but, devant nous.

C'est ce type d'espoir-là qui se meurt avec le XXe siècle. Notre siècle : la tragédie de l'espoir objectif. Nous savions, dès la mi-temps, que le "progrès" de la science, de la technique, des forces productives, avait culminé dans ces chefs-d'oeuvres : Auschwitz et Hiroshima.

Nous savons aujourd'hui ce que nous léguons au siècle prochain : effet de serre, trou de la couche d'ozone, centrales nucléaires branlantes, déchets toxiques jusqu'à la fin des temps, forêts assassinées, biodiversité réduite aux gènes standard et fragiles, explosion des bidonvilles...

Nous avons cru nous rattraper en seconde mi-temps : trouver des rapports sociaux raisonnables sur la base de ces techniques toutes-puissantes. Nous avons tant échoué qu'est revenu le Marché ricanant de ses dents dorées...

Tant fut notre vie l'aventure

Où l'Homme a mis grandeur nature

Sa voix par dessus les forêts

Nous avons fait des clairs de lune

La Chine s'est mise en Communes

Les nuits tomberont une à une...

Aragon, rendors-toi, c'est toi qui étais fou !


Les nuits. Mais pourquoi disons-nous "les nuits", si nous ne connaissons pas, au moins en rêve, ce qu'est le jour ? Ce monde atroce, n'est-il pas le monde normal, celui du XIXe siècle et du capitalisme sauvage, celui du Moyen Âge boueux, celui de l'esclavage infâme, celui des ancestrales guerres tribales, celui de la lutte pour la vie des espèces animales ?

Une cruauté naturelle en somme, l'injustice placide, implacable d'un ordre naturellement cruel ? Robert Reich me fait rire quand il s'inquiète d'un monde éclaté, irréconciliable, entre le cosmopolitisme de la finance, le provincialisme de la production locale, l'immense masse informe qui cherche à remplir ses marmites.

N'est-ce pas le pur et simple tableau des "trois mondes" médiévaux que dépeint l'historien Fernand Braudel ? Quelle différence ?

Mais justement qu'on s'en indigne, alors qu'on ne s'en indignait pas; ou plutôt, on s'en indignait (des fraticelli de St François aux paysans de Münzer), on se révoltait, mais on ne se racontait pas d'histoires : le progrès matériel des uns n'avait pas l'impudence de se croire à l'avant-garde du progrès humain tout entier...

Nous avons au moins appris ceci : l'espérance, le "principe espérance" comme disait Ernst Bloch, ne repose pas sur une téléologie, une économie du salut, une évolution des moyens, mais sur la croissance de nos exigences, un enrichissement de nos buts.

Non pas devant nous, mais en nous. L'espérance ne nous promet pas la fin de la nuit, elle nous demande seulement de ne pas nous résigner à la nuit, et d'abord de débusquer la nuit, en nous et hors de nous.

Le progrès n'est pas dans les îlots de sociale-démocratie européenne, aujourd'hui érodés par la vague libérale et la mondialisation, mais dans le refus d'admettre que la destruction de ces acquis soit chose normale. Le progrès n'est pas dans les quelques îlots de libération des femmes, mais dans la honte de Taslima Nasreen, qu'au fond du Bangladesh l'oppression d'un patriarcat multimillénaire soit considérée normale.

Certes, les révolutions dans les coeurs sont aussi fragiles que les révolutions dans les lois. Aussi tragique que la tragédie du communisme, l'échec de Gandhi scande la litanie de nos échecs en ce siècle, mais avant l'échec de son action, la lumière de sa parole n'existait même pas : nous n'avions même pas l'idée d'en déplorer l'échec.

Nous sommes plus riches de cela: que nos exigences soient plus grandes : la libération par la paix, et de tous les hommes, et des femmes, et de tous les peuples.

Nous ne savons pas comment faire, ou nous ne voulons pas les moyens, mais nous espérons plus fort, et plus haut, et plus large, au-delà de nous-mêmes, de nos familles, de nos nations, de notre propre génération, au-delà même de notre propre espèce.

C'est peut-être pour cela que ce soir je suis fatigué. Mais, même dans la nuit, vient le repos. Et puis le matin.


sommaire

M

A

R

O

L

...À nos marques


Marol


"En fait, il n'y a rien à quoi renoncer. Trouvons plutôt élan pour traverser la vie.

Après tous ses élans restreints, l'être humain doit trouver le Grand Élan."

Sri Ma Anandamayi


La bonne nouvelle (eu angelos en grec) seul l'ange en nous peut la voir ! Mais peut-être un jour saura-t-on que rien n'est plus présent que cette bonne nouvelle. On ne parle pas facilement de ce qui nous anime, de ce qui nous paraît à nous si neuf, si nouveau. Mais puisque cette fois telle est la règle du jeu...

Pour les civilisations les plus anciennes, nous sommes tous potentiellement sur cette Terre des "hôtes de marque". Trouver sa marque (là où nous sommes remarquables) est alors trouver le sens de sa vie.

C'est sans doute un des aspects redoutables de notre monde contemporain d'avoir réservé la "marque" au seul domaine commercial.

L'empire du signe a été remplacé par les "espaces publicitaires". La mutation est lourde à assumer et nombreux sont ceux, dans notre civilisation, qui ont perdu leurs marques, qui ne savent plus où ils en sont.

En un temps où les signes dominants sont les sigles des grandes firmes, les monnaies mondiales, les sponsors... où nous nous voulons de plus en plus "planétaires", "unifiés", "mondialistes", "universels" (les épithètes fusent !), en réalité la proportion de celles et ceux qui sont rejetés dans les marges de ce beau "consensus" est accablante.

Curieusement, le marginalisé retrouve le besoin de "faire signe".

Il fait la quête et "s'exprime" dans les rames de métro, il dit sa "faim de siècle", il chante parfois. Étrange retournement où le plus démuni redécouvre le partage, où même une modeste pièce de monnaie est reçue comme un signe fraternel. Il n'est plus question là de pouvoir d'achat, mais de vie, de "signe de vie".

Les historiens parlent généralement du blason comme d'un signe de reconnaissance dans la cohue des batailles. Dans la cohue d'un monde qui l'a laissé pour compte, le marginalisé (celui qui ne compte plus) a un besoin vital d'être re-connu, d'être réellement connu pour ce qu'il est.

À notre époque, à mes yeux, ceux qui redécouvrent spontanément le sens du blason, ne sont pas les "élites", mais les "paumés", ceux qui ne savent plus où aller et se posent vraiment la question : "qu'est-ce que je fais là ?...".

Ce jeune homme assis dans un recoin de gare pour faire la manche, portait tatoué sur sa gorge un superbe papillon. Nous nous sommes parlés. Il sortait de prison. Il ne m'a pas dit grand chose de son papillon, sauf que "ceux qui sortent de taule savent à quoi ça correspond". (Le papillon passe librement entre les barreaux ?

On peut m'empêcher de tout faire sauf de parler ? Un jour, de chrysalide inerte, je deviens papillon et je m'envole ?...). Il m'a montré d'autres signes sur ses poignets. Il était seul, mais au moins sa vie était là avec lui. Je me souviens combien il était touché que je tente de le déchiffrer un peu...

Aujourd'hui les murs des villes aussi demandent la parole. Tags, graphs sont tatoués sur le ciment. Notre société pénalise les "taggeurs" ou les invite dans les musées. Deux façons de ne pas les rencontrer.

Un lycée professionnel de la banlieue parisienne m'a invité plusieurs fois sur une année entière. Ses élèves (futurs métallurgistes) ont commencé par me montrer leurs projets (ô combien appliqués) de tags. Je leur ai dit :

- Si vous avez pour vous un mot qui veut tout dire, un mot clef, alors faites-en une sculpture en métal... un hyper-tag... en volume !

A suivi un an de travail. Les scies à disques et les lampes à souder ont fait des étincelles. Les têtes aussi. Les coeurs aussi, je crois.

Chacun a fait son "monument au mot". Un signe marquant. Tous les mots sculptés ont été ensuite exposés. D'autres lycées professionnels se sont lancés dans l'aventure. L'expérience maintenant continue d'elle-même.


Je me souviens :

- Des lettres du mot RISQUE qui s'avançaient en funambules sur un fil d'acier. Je sais que celui qui a fait cette sculpture a depuis pris le risque de réorienter sa vie. Il s'occupe maintenant d'enfants.

- Les lettres du mot PORTE s'articulaient et s'ouvraient en grinçant.

- ESPACE écrit d'un fil d'acier torsadé lançé dans le vide !

Ces mots situaient chacun face à lui-même, donc face à l'autre. Je sais que même les rapports entre élèves et professeurs se sont réinventés à partir de cette parole intime.

Des partages comme celui-là, j'en ai tentés sur plusieurs années avec des milliers d'enfants, d'adolescents et d'adultes. Chaque fois se libère une confidence fondamentale, un "acte de foi". Un tel acte de foi aide à fonder une vie, cela se vérifie. Cette fondation est un blason. Un mot peut nous blasonner.

Dans les temps médiévaux, nous l'appelions devise ou cri de guerre (une parole qui nous rassemble "à la mort à la vie"...).

Si la confidence est refoulée (et tout nous porte à la refouler) il y aura haine, démission, inertie, en tout cas refus de l'autre. Voyons-le clairement : ce monde débordant d'outils de communication, en a oublié un, celui qui nous lie réellement à nous-mêmes, donc à "l'autre". L'insignifiance ne peut pas se partager. Faisons-nous signe et partageons ! C'est-à-dire faisons de chacun de nous un signe et partageons.

Il y a en soi-même un nom secret à deviner, un nom à respecter. Si nous faisons cette découverte, nous découvrons du même coup ce qui en toute chose, en tout être, mérite respect.

Le monde devient plus vivable ! Plus exactement, nous savons mieux vivre au monde ! Un monde si neuf qu'il mérite que l'on s'en émerveille :

"Et la journée est entamée, le monde n'est pas si vieux que soudain il n'ait ri..." (Saint John-Perse).


Deviner son nom

Aujourd'hui où il est illégal de se déplacer sans carte d'identité, où nos portefeuilles sont gonflés de carte d'électeur, carte grise, permis de conduire, numéro d'assuré social, où nous sommes fichés, enregistrés, codés, il nous paraît étrange de devoir décliner une autre identité.

J'ai déjà eu, en entreprise, l'occasion de poser cette question :

"Nous souhaitons tous être des personnes qualifiées. Mais au-delà de vos diplômes, de vos états de service, qu'est-ce qui vous qualifie vraiment ? Quelle est votre qualité ?".

En manière de parenthèse, il est intéressant de constater qu'en latin qualis est à la fois le quel interrogatif et la qualité. Se mettre en question, être ardemment ce "quel ?", ne serait-ce pas notre plus haute qualité ?

Là est l'esprit aventureux. Notre monde moderne a un besoin pressant de tels aventuriers, de telles aventurières, un besoin de ferveur.

Dans les rencontres qui m'ont été proposées en milieux professionnels pour aider à la "communication interne", nous partons d'un univers cloisonné, grillagé, "grillé"... Le but alors n'est pas de repeindre les cloisons ou de suspendre des colifichets aux grillages pour égayer l'atmosphère, mais de déceler les qualités de chacun.

Là où je suis en question (en "queste" disait-on au Moyen Âge) là est ma qualité... La queste en ancien français est notre potentialité pure. Les armoiries donnent à voir cette potentialité. Elles découvrent notre nom intime...

"Et celui qui ne savait pas son nom le devine, et dit qu'il avait pour nom Perceval ! Il ne sait pas s'il dit vrai ou non. Mais il dit vrai, même s'il ne le sait pas", nous chante Chrétien de Troyes au XIIe siècle dans son conte du Graal.

Quel est notre nom ?

Quelle est notre face cachée ?


Aller à l'essentiel

Toutes les civilisations anciennes ont joué de façon infiniment variée sur les registres du signe, de la marque personnelle, du "faire impression".

Les scarifications (incisions sur la peau), les tatouages, les peintures de guerre, les masques de carnaval, les casques et les cimiers, les vêtements de parade, les déguisements enfantins, sont (parmi d'autres...) autant de signes de participation à un "corps" social. Tous ces signes remarquables ont des implications festives, magiques et mystiques.

Une encyclopédie ne pourrait jamais être complète qui voudrait témoigner de tous ces modes de communication, de relation, de... religion (ce qui relie).

Le seul mot de "scarification" explique l'enjeu. Il y a eu collusion dans le latin classique entre scarificare (inciser avec un stylet -- skariphos en grec) et sacrificare (sacrifier, c'est-à-dire faire un acte sacré). L'interpénétration de ces deux mots est révélatrice. Il est une famille de marques qui nous consacre, qui montre ce qu'il y a de sacré dans notre présence au monde.

La ronde de tous ces modes d'intense relation au monde créé n'en finirait pas de s'élargir -- chaque culture a apporté sa contribution splendide, irremplaçable.

Aujourd'hui, notre temps moderne apporte aussi sa contribution, par exemple : à force d'entrer dans la matière, nous entrons aussi dans son mystère.

Nos sciences physiques deviennent poésie pure !


Poésie d'ici et d'ailleurs

La poésie est toujours d'actualité. Le savant, le poète sont dilettantes (de delectare en latin). Ils savent se délecter du monde. Soyons dilettantes... avec vigueur ! Avec droiture ! Tous ceux qui savent voir, il s'agit là aussi d'une ascèse (je préfère dire, en fait, qu'il s'agit là d'un art : l'art de vivre).

Les grands moines eux-mêmes montrent ce qu'est une présence entière au monde et d'autant plus entière, qu'elle est stable et "dépassionnée". J'ai vu cela si précisément et pendant tant d'années auprès d'un précieux père, le métropolite Antoine, je citerai ici un ancien moine de sa tradition Hésichyus :

"Celui qui renonce aux `choses d'ici-bas'

veut faire le monde que l'on voit.

Celui qui renonce à la pensée `passionnée' de ces `choses'

fait moine au-dedans.

C'est lui le moine".

Un tel "moine" saurait entendre joyeusement,

je le sais, ce moment d'un chant Navajo dit

"chant nocturne des premiers danseurs"...

"Joie et beauté...

Les douces plantes de chaque espèce

viennent à toi jusqu'aux limites de la Terre.

Joie et beauté

Les doux biens de chaque espèce

viennent à toi jusqu'aux limites de la Terre.

Joie... que t'accompagne tout cela qui est devant toi.

Joie... que t'accompagne tout cela qui est derrière toi.

Joie... que t'accompagne tout cela qui est au-dessous.

Joie... que t'accompagne tout cela qui est au-dessus de toi.

Joie... que t'accompagne tout cela qui t'environne".

François d'Assise a lui aussi chanté et dansé ainsi.

Apprenons à redanser cette joie ! (Cela s'apprend-t-il ?) Les passagers de cette Terre sauront-ils un jour retrouver leur identité ? L'identité est être "le même" (idem en latin).

...Le même que tout cela qui m'environne... Le même que... cela.*

Il y a quelques années, à Niort un maître et ses élèves (ils avaient environ neuf ans) entreprennent l'adaptation théâtrale d'un de mes contes.

"Feudou, dragon secret". Une année de travail où des parents se sont aussi portés volontaires. L'aboutissement fut un spectacle incroyablement maîtrisé.

Vers la fin de la pièce, le dragon avait tout perdu : écailles, mufle, griffes, force... De ce dénuement complet un être fragile se relevait... un jeune humain. Je me souviens de Sébastien. Sur scène, dans la pénombre, il ne "jouait pas" cet événement, il naissait sous nos yeux. Dépouillé, absolument blanc. Nous suivions ses gestes, bouleversés.

Quatre ans plus tard, Sébastien est renversé par un voiture : trois mois de coma entre vie et mort. Un jour, il a articulé...

- Feudou...

De ce jour, ses soignants, ses parents lui ont réappris la parole et le mouvement en s'aidant du dragon et de son histoire. Pour Sébastien où était le mythe, où était la réalité ? Aujourd'hui, il a retrouvé toute sa vie. Son ancien maître lui rendait parfois visite. J'ai appris la nouvelle en repassant par cette ville. Jean, le "maître", avait les yeux brumeux en me confiant l'histoire de "l'enfant-dragon".

En dire plus ?


sommaire

B

A

U

D

R

I

L

L

A

R

D

Entre le cristal et la Fumée

Jean Baudrillard


Les Humains associés : Jean as-tu une bonne nouvelle à nous annoncer ?

Jean Baudrillard (rires) : Non, pas d'Évangiles, non il n'y en a pas beaucoup. C'est bien de prendre un thème paradoxal. Une amie qui s'occupe de la collection morale aux éditions Autrement, me disait au sujet de la revalorisation éthique des valeurs : "Ce n'est pas possible, nous sommes allés au bout de l'immoralité, nous avons touché le fond de la mauvaise nouvelle, d'une certaine façon".

La bonne nouvelle ce serait qu'il se produise une réversion, une sorte de résurrection, par la force des choses. En quelque sorte, on ne peut plus qu'espérer la réversibilité fatale des processus (rires).

Alors, ce n'est pas une bonne nouvelle parce que nous ne sommes pas responsables de cela, nous sommes à côté de la responsabilité véritable.

Cependant, il n'est pas possible que le pire arrive, ce n'est jamais vrai. Il n'y a pas véritablement de logique ou alors elle peut s'inverser. a se joue toujours à quitte ou double.Mais ce n'est vraiment pas la même chose que l'espoir. C'est plutôt une bonne nouvelle fatale comme la mauvaise nouvelle.

C'est-à-dire qu'elle doit arriver, qu'il y a une nécessité à ce que quelque chose arrive. Cela vient de cette sorte de vide qui s'opère, qu'il soit social, politique, psychologique, etc.

Dans le vide, à un moment donné, il est forcé que quelque chose, un événement, se passe. Lequel ? C'est très difficile à augurer. Tout ce qui nous reste, c'est le pressentiment.

C'est difficile, mais ce n'est pas impossible. Tout ne va pas mal partout. Ne parler que du mauvais côté sert à se dé-responsabiliser. On entend de plus en plus : "À quoi bon faire trop d'efforts, puisque c'est la crise !" Et cela nous donne le climat morbide dans lequel nous vivons. Cependant, la vie est aussi très belle.

Oui, mais c'est toujours un peu la même chose. Il y a deux formes de nihilisme. Il y a le constat dépressif d'une situation et, à un moment donné, il est forcément pathologique.

Pathologique, parce qu'il en fait un pathos, un psychodrame total. Et il y a, comme le disait Nietzsche, un nihilisme actif. C'est même une sorte d'existence plus prenante.

Moi ce que je suspecte un peu dans la bonne nouvelle, le bonheur, le bien-être, c'est que justement là, on se sent très peu exister. Il y a plus d'existence dans le revers.

Par exemple la haine, j'en ai parlé dans le Magazine Littéraire (Baudrillard (Jean), "La Haine, ultime réaction vitale", Magazine Littéraire, Ndeg.323, p. 18-25), en disant que finalement elle est une véritable passion vitale.

On retrouve aujourd'hui beaucoup plus d'altérité dans la haine. Dire : "J'ai la haine", c'est l'idée que l'autre existe assez pour que je puisse le détester, qu'il y a des choses qui sont assez prenantes pour que je puisse les rejeter. Donc, nous avons affaire à une passion négative, mais au moins c'est une passion.

Alors que du côté du constat des choses, nous sommes dans une indifférence grandissante. La mauvaise nouvelle, c'est l'indifférence, la léthargie. Une bonne nouvelle c'est tout ce qui pourrait réveiller une passion, un événement, une intensité, une énergie, etc. Non pas forcément l'avènement de quelque chose d'heureux, mais une remise en jeu des choses.

Il est possible qu'en ce moment même quelque chose soit en train de se remettre en jeu, mais il est très difficile de le savoir, parce que c'est sans doute autre chose que les valeurs traditionnelles.

Pour moi, l'aveu de "je ne sais plus rien", est une excellente nouvelle. Parce que cela veut dire que quelque chose "finit" et qu'une autre, inconnue, commence, donc c'est nouveau.

Ah oui ! Mais attends ! À quoi penses-tu ?

Je pense que si ponctuellement tout semble sens dessus dessous, la cause en est une remise en question qui touche toutes les strates de notre existence, notre façon de vivre, notre perception des choses. La création d'outils de plus en plus performants, la maîtrise d'énergies toujours plus puissantes, au lieu de nous aider à mieux saisir le sens de la vie, nous a mis face à un chaos. Mais ce chaos, en ce qui me concerne, annonce l'émergence de quelque chose de nouveau. Mon sentiment, est que cet inconnu qui nous arrive ne peut pas être pire que le "connu" dans lequel nous sommes plongés.

Et qu'est-ce qui te fait dire ça ? Tu n'as pas de critères pour dire ce qui sera mieux ou pas. Ce sera une autre donne. Dans la redistribution d'un jeu, tu as d'autres cartes et tu ne peux savoir si ce sera bien ou mal, la question n'est plus là.

Je n'ai que mon expérience pour te répondre. Il y a de plus en plus de gens qui ne veulent plus tricher, de tous âges, de tous milieux, les sans-domicile-fixe inclus, qui disent que la seule chose qui leur reste, c'est d'être eux-mêmes, c'est-à-dire d'être authentiques. En me basant sur ces faits, et parce que moi- même je suis parvenue à cette résolution, je peux donc discerner dans ce chaos-là, "au-delà de la fin", des éléments qui m'amènent à penser que ce qui nous arrive est somme toute une bonne nouvelle. Être ce qu'on est, au moment où on est.

Devenir ce qu'on est ? Mais cela est une problématique qui a toujours existé. Ce n'est pas nouveau, cela a toujours été...

Disons, d'après ce que je vois, que le phénomène a pris une autre ampleur...

Je suis d'accord avec toi, il y a eu toutes sortes d'éthiques, de philosophies, de religions, etc. qui voulaient pratiquer l'ascèse. Mais on pratiquait cette ascèse personnelle au nom d'une cause, d'une instance, pour tenter de retrouver une vocation, une inspiration.

Maintenant, le dépouillement est fait par l'évolution des choses elles-mêmes. L'évolution du monde a tout ratissé, a tout ravalé. Le dépouillement est en quelque sorte objectif.

Et nous nous retrouvons à un degré zéro, par une sorte d'ironie objective des événements. Ce n'est même plus une ascèse personnelle, nous nous retrouvons nus et nous ne connaissons plus la règle du jeu.

Et ça, ce n'est pas forcément réjouissant, ni réconfortant. Mais oui, c'est passionnant (rires). Le moment n'est pas encore venu de jouer, mais seulement de savoir s'il y a encore une règle du jeu, va-t-on la découvrir ? C'est un moment flottant d'incertitude radicale.

Mais l'incertitude radicale, d'une certaine façon, fait aussi partie de l'ascèse traditionnelle. Ce qu'il y a maintenant, c'est qu'elle est collective et je ne vois plus les voies de l'ascèse personnelle, ni comment l'authenticité personnelle pourrait s'y retrouver.

Il y a un enjeu qui touche forcément toute une culture, où les refuges traditionnels, religieux, transcendants, ou autres, sont plus ou moins vacillants. Disons que les remèdes traditionnels n'existent plus, et qu'il faut en inventer d'autres.

Je ne suis pas sûr qu'on trouve quelque chose à la fin, quelque chose qui serait là, caché, secret, disponible au fond de soi, dans la profondeur.

L'authenticité est un terme qui me laisse un peu perplexe. Cela ne me semble pas aujourd'hui être une valeur, une idéologie très forte. Qu'est-ce que l'authenticité d'une chose qui a justement perdu son être ? Alors, tu me diras : "peut-être qu'il vaut mieux", je n'en sais rien.

C'est un peu comme la réalité, c'est la valeur de ce qui a perdu son illusion, c'est-à-dire sa forme symbolique forte. Aujourd'hui, nous sommes voués à la réalité, au constat objectif d'exister. J'existe, c'est tout.

Aujourd'hui, tout ce que nous pouvons essayer de faire, c'est de donner la preuve de notre existence. Et tout le monde le fait, à travers le travail, ou n'importe quoi... Mais l'authenticité est aussi fondée sur une sorte d'autarcie, d'autonomie originelle fondamentale. Et je ne suis pas sûr qu'elle existe encore.

Quand je dis authenticité, c'est dans le sens de naturel, sans faux-semblants. Par nature, je n'entends pas le retour aux sources, la recherche du paradis perdu, mais naturellement humain. C'est- à-dire cette sincérité qu'ont les enfants de dire les choses comme elles sont, et d'être ce qu'ils sont. Par exemple de dire je t'aime quand c'est je t'aime, ou merde quand c'est merde.

Oui, il y a sans doute encore de la franchise, un petit peu de naïveté, au sens fort du terme et aussi une recherche désespérée de l'authenticité.

Je dis désespérée, parce que c'est quand même une valeur humaniste de penser qu'il y a une subjectivité originelle fondamentale.

Comme moi par exemple, c'est ça ? (rires)

Exactement (rires). Mais je te dirais brutalement : aucun critère ne permet de distinguer entre une authenticité vraie, par pléonasme, et une authenticité parfaitement hystérique.

Ce n'est pas une dénégation de l'hystérie. L'hystérie est une très, très grande valeur. Mais, en même temps, l'hystérie c'est ce qui se projette à partir de quelque chose qui n'existe pas.

D'ailleurs, l'hystérique au fond n'est rien. Mais elle peut ou il peut - mais plus souvent c'est elle - être une multiplicité de choses, parce que justement elle n'a pas de noyau existentiel, définitif.

Il y a un jeu, il y a une règle du jeu, et l'hystérique est authentique, authentique dans le jeu, et elle joue toujours. Peut-on véritablement savoir ce que nous sommes ? Savoir ce que l'on veut ? C'est-à-dire l'exprimer en terme de : Ça ? Merde ! Ça ? Oui ! etc.

Une sorte de franchise, de radicalité expressionniste. Pour cela, il faut savoir ce que l'on est et ce que l'on veut. Et je ne suis pas sûr qu'on le sache.

Je ne dis pas que les gens que j'ai rencontrés le savaient. Ce que j'ai constaté, c'est qu'ils cherchaient à savoir qui ils sont. Quant au distingo entre authenticité vraie et authenticité hystérique, je pense que le phénomène observable dépendra toujours de l'observateur...

C'est vrai qu'aujourd'hui, nous avons affaire à une situation où nous sommes assaillis par un nombre incalculable de modèles, de comportements obligés, impératifs, catégoriques, moraux, etc, à moins de développer soi-même son propre vide, mais cela ne se passe jamais ainsi.

Le plus souvent, la vie se passe, soit dans une conformité totale, soit dans une résistance de tous les instants. Dans un rejet : non ! il n'y a rien où je veuille fixer ma volonté, je ne veux pas être ceci, ni cela, parce que ce sont des modèles de simulation qui sont tout prêts.

Où est l'identité dans cette histoire, dans cet environnement complètement assiègé par des modèles ? On peut les repousser, c'est vrai qu'il y a un acting-out (passage à l'acte) qui consiste en la dénégation de tous les modèles.

Au moins, c'est déjà quelque chose, mais cela ne va pas donner la réalisation harmonieuse de quelque chose qui aurait déjà été et qui, malgré tout, trouve à s'affirmer de nouveau.

J'ai l'impression que nous sommes dans une situation où le plus clair de notre énergie passe dans la dénégation, le refus, la résistance, etc., où ne s'exprime pas vraiment une authenticité, mais une forme de défi : je ne serai pas celui que vous voulez !

Qui dit défi, dit compétition, et je n'ai pas l'impression que ceux dont je parlais et moi-même soyons en compétition avec nous-mêmes. Et s'il y a combat, ce serait un combat pour "l'ange". Ouverture sans imposition, avec un maximum de propositions, acceptation de notre contradiction, relativité de tous les modèles de pensée, respect mutuel, où nous pouvons sincèrement être d'accord pour ne pas être d'accord; passer du modèle à l'original, et réaliser aussi que notre vie est faite de quotidien et que les bonnes nouvelles peuvent aussi être à un niveau personnel, car des milliards ne sont que l'addition de 1+1+1...

Absolument ! Disons qu'effectivement dans les choses de la vie, il y en a de très heureuses, mais je n'arrive pas du tout à les extrapoler, à faire que cela prenne une quelconque allure de style de vie, une valeur de modèle.

Si tu trouves de bonnes relations professionnelles ou affectives etc., ça n'a aucune valeur collective. Tu les arraches au collectif en créant des microclimats subjectifs où tu peux exister, où tu n'es pas sommé de faire la preuve tout le temps de ton existence.

Dès que tu sors de tes propres limites, de ton propre petit circuit, tu es soumis à la pression existentielle et sociale et là, il n'y a pas de bonnes nouvelles.

Nous tombons dans un domaine qui est à la fois celui de l'excitation, de l'exacerbation des choses et de l'indifférence totale. En dehors de cela, je me sens indifférent - lorsque je dis "me", c'est impersonnel - je ne parviens plus à trouver qu'il y ait un jeu qui vaille la peine d'être joué, selon des règles du jeu dont je me sentirais éventuellement responsable, en dehors de mon petit cercle.

Ce n'est pas une histoire de repli, de "je me protège". Non, je reconnais objectivement que pour l'instant je n'ai pas envie de jouer. Ça ne m'empêche pas de faire un certain nombre de choses.

Ce n'est pas un jugement de valeur, mais vous êtes quelques uns à être écoutés, aimés ou haïs, et vous comptez pour beaucoup de gens, que cela te plaise ou non. Dans la situation que nous vivons, tu es quelqu'un qui pense, qui a pensé, qui a fait des propositions ou des contre-propositions et, pour le meilleur ou pour le pire, des gens te suivent.

Si tu prends mon cas, admets que je n'ai pas vraiment donné aux gens beaucoup de raisons d'espérer dans tout ce que j'ai pu écrire.

Ni de désespérer.

Non ! Ce n'est pas du désespoir, mais une forme de radicalisation. C'est les forcer à renoncer à leurs espoirs les plus communs. Mais les gens attendent ça aussi !

Tu leur as donné la satisfaction que procure une extrême lucidité...

Peut-on appeler cela une bonne nouvelle ?

Cela peut être une bonne nouvelle pour certains que de constater que les choses se passent exactement comme tu l'avais dit il y a une dizaine d'années. Par conséquent, cela veut dire qu'on peut envisager les choses et que cela mérite que l'on prenne la peine de penser.

Très bien, mais tout cela ne peut pas constituer un message. En tous cas pas une bonne nouvelle...

c'est plutôt exactement la mauvaise nouvelle. Dans l'antiquité, le messager était confondu avec le message, et on le tuait afin d'éliminer la mauvaise nouvelle. C'est un peu la même chose avec moi et cela est très bien ainsi.

La bonne nouvelle c'est aussi l'ange. Grâce à ton travail, on passe de ce que représente la nouvelle à la jouissance d'être initié.

Oui, mais cela est une jouissance secondaire. Secondaire non dans le sens qu'elle a moins de valeur que l'autre, mais parce que c'est une jouissance qui est au-delà du contenu du message même.

C'est la lucidité, c'est le fait de savoir que tout va mal. Si tu sais que tout va mal, effectivement tu n'es pas dans le pire, ça c'est clair. Il y a au moins une prime de lucidité, et aussi une prime de plaisir, ça je suis d'accord.

Si quelqu'un est capable de pré-voir le pire, il est aussi capable d'agir afin que cela soit le moins pire possible. Quoi qu'on en dise, tout est loin d'être perdu...

Ah! non !

Est-ce de la lucidité ou de l'indifférence que de dire : "ce jeu ne m'intéresse plus, il n'y a plus de règles et par conséquent je n'y joue plus" ?

Être un modèle de référence est un piège. Si tu en deviens un, à ce moment-là, il vaut mieux justement tout casser... Il est vrai aussi que ce que tu dis n'est pas un discours de vérité et donc les autres en font ce qu'ils veulent.

Quant à donner des règles d'action, je ne crois pas qu'il y ait de règles d'action qui puissent se déduire d'une pensée, aussi lucide soit-elle. Les règles d'action ne se fabriquent pas dans l'usine de la pensée.

Elles se produisent aux confluents d'une multitude de modèles, d'intrigues, de stratégies, d'idéologies... Individuellement, tu n'as pas de prise, tu as une déprise, une emprise négative.

Tu ne peux pas dire : "Voilà, ceci devrait être !" Il n'y a pas de devoir agir, il n'y a pas de devoir être. Mais tu peux offrir un modèle de "réactions" où, dans le passage de sujet à objet, on ne joue plus, on est joué...

Oui, c'est bien cela qui a lieu, comme ça l'a été pour bien d'autres cultures que la nôtre. Mais on ne peut y faire allusion sans péril, ni suggérer une inversion ou une réversion totale de notre perspective. On ne peut que se contenter de l'offrir en modèle.

En te voyant, je constate que ceux qui te lisent ne peuvent pas percevoir, c'est qu'il est possible d'être à la fois lucide et épanoui...

Oui, cela existe mais il n'y a rien à en dire. Je fais ce que je fais et je ne dis pas que c'est parce que je crois en quelque chose. Je ne crois en rien.

Mais, quelque part, c'est parce que je veux ou que je ne veux pas quelque chose. Et si je le fais, c'est sûr qu'il y a quand même une forme d'énergie ou de volonté, sinon je ne ferais rien du tout.

Mais celle-là n'est pas théorisable en tant que telle, ni généralisable. Ce n'est pas un impératif catégorique, ni moral, ni rien. C'est vrai que la lucidité peut être considérée comme une valeur intellectuelle.

C'est vraiment une valeur réflexive, mais dans ce sens- là secondaire. Il n'y a pas de problème, cela fait vivre. Je crois que ce qui faisait le système de réactions en chaîne philosophique - c'est-à-dire qu'une conscience pense quelque chose, analyse une situation et qu'ensuite d'autres la prolongent, l'acceptent, y croient, produisant ainsi une volonté collective - a été brisé, n'existe plus.

Cette possibilité de généralisation dialectique d'une pensée, d'un système de valeur, etc., a implosé. Nous sommes dans une situation, où penser radicalement veut dire être dans un autre espace, une sorte d'hyper-espace. On peut flairer, pressentir, mais de cela ne va plus découler aucune règle...

Alors, par exemple, dans l'hyper-espace... ?

Le terme bonne nouvelle m'embête, et il ne marche pas pour ça, parce que "bonne nouvelle" c'est euphorique...

Je suis ravie que le thème te fasse réagir, parce qu'il est fait pour ça.

Ça oui !

Euphorie ne veut pas nécessairement dire surexcitation. Lucidité ne signifie pas nécessairement dépression, sinon c'est entrer dans un état de "tout va mal" complètement nihiliste.

Mais je ne suis pas non plus là-dedans. Lorsque toi, tu dis tout cela, tu es enthousiaste et c'est ton énergie propre. Tu ne peux pas dire que tu puises cela dans l'air du temps.

Tu dois admettre que ton enthousiasme à toi est parfaitement original, singulier, exceptionnel, dans un sens c'est une valeur. Si tout le monde était enthousiaste dans un monde euphorique, je crèverais.

D'ailleurs d'une certaine façon notre monde est aussi euphorique. C'est l'euphorie de la performance, de l'action, etc. C'est même comme ça qu'il nous rend dépressifs, qu'il induit son contraire...

Si par euphorique, tu veux dire "bien-être" d'accord. Mais, est-ce que tu acceptes qu'on puisse être enthousiaste et lucide ?

Oui, mais qu'est-ce que ça veut dire enthousiaste ? Enthousiaste de quoi ? Il n'y a pas d'objet à ton enthousiasme. Sinon le fait de la lucidité elle-même, de savoir ce qui se passe, où tu en es, etc.

Disons l'enthousiasme d'être vivant dans la vie.

Tu veux me faire dire : "Oui, je serai toujours bouleversé par un désert américain, par un opéra de Monteverdi...". Mais lorsque tu dis ça, cela devient ridicule, parce que c'est faire la panoplie de tes jouissances...

Mais, c'est toi qui le dit...

Bien sûr que je pourrais toujours le dire, je n'ai pas de problèmes, je ne vais pas nier ces choses-là. Mais là, il est question de savoir s'il existe un mode, une modalité sur laquelle puisse fonctionner en quelque sorte un mythe collectif.

Quelque chose qui ne soit ni de type esthétique, ni subjectif, etc. En jouant sur les mots, effectivement, il n'y a aucune cause qui m'intéresse. Par contre, en ce qui concerne tous les effets possibles, même les plus pervers, alors là je suis enthousiaste.

La lucidité consiste à voir qu'il n'y a plus de causes, plus de causalité, il n'y a que des effets. Il n'y a plus aucune cause, dans le sens idéologique non plus, pour laquelle aujourd'hui je partirais, en terme de se vouer à quelque chose, avoir un objectif, une détermination.

Non ! La lucidité est fondée sur ce lieu vide, sur l'indétermination. Quelque part, je ne suis pas dans cet univers-là, et cela me donne, à la fois - à moi ou à d'autres - la possibilité de reprendre mes billes, de revoir les règles du jeu, etc.

Ce point de vue individuel pourrait peut-être servir de modèle ?

Idéalement pourquoi pas ? Je veux bien.

Voilà une bonne nouvelle !

Ne te fais pas plus d'illusions que je ne m'en fais. Concrètement qu'est-ce que tu vois dans cet ordre-là ? Je vois moi dans cet état de chose - que tu ne peux sauver en terme de critères traditionnels - une ironie fantastique, une situation incroyable, au sens propre.

C'est-à-dire qu'on ne peut plus y croire, qu'elle n'est pas crédible. Cela dépasse l'imagination. Alors évidemment, cela devient une espèce de surréalisme intellectuel qui fait voir ce monde comme ahurissant dans sa vulgarité la plus ordinaire, dans sa banalité totale.

Il est ahurissant, parce qu'on se demande comment cela est possible et jusqu'où ça va pouvoir aller. Et cela éveille une curiosité intense et c'est un objet de pensée, c'est vrai.

C'est presque un objet d'émerveillement, mais d'émerveillement ironique. Dans ce monde-là, même le pire est merveilleux, y compris toutes les saloperies qui s'y passent...

On se dit toujours : comment cela peut-il prendre un tel cours ? Comment cela peut-il avoir lieu ? Et en même temps, rien n'a lieu. Cela reste un mystère.

Je veux bien que le mystère soit lié à l'enthousiasme, ou l'enthousiasme au mystère. Ce n'est pas une révélation, ni un enthousiasme où il y aurait une révélation, comme le mystère d'Eleusis ou je ne sais quelle autre incarnation.

Là, c'est un mystère d'un autre ordre, celui du contresens de ce monde et de son anomalie totale. Je dois dire qu'intellectuellement, c'est une sorte de ressource inépuisable, parce qu'elle est insoluble.

La révélation peut être aussi la prise de conscience, de se dire que le monde n'est que le reflet de ce que nous sommes, que tout est relié, et que pour le meilleur comme pour le pire, nous sommes coresponsables.

Là, je ne marche plus ! Tu veux absolument retrouver une responsabilité et sauver la mise. C'est trop beau, trop facile, même si cela a l'air difficile : "Je prends sur moi", etc.

Effectivement, on peut reprocher à l'autre point de vue - qui est peut-être le mien - l'irresponsabilité. Tant pis, je ne le prends pas en compte ! Revenons à cette donne.

J'en parlais récemment, au sujet de Berlusconi, en disant : finalement, une des possibilités, une des perspectives, ni heureuse, ni malheureuse mais plutôt éclairée, est de dire que les choses sont ce qu'elles sont, ni plus, ni moins.

Si Berlusconi est au pouvoir, c'est que tout le système veut aujourd'hui que cet homme-là y soit. Il faut partir du fait qu'il est là, et non chercher à dire : "Il ne devrait pas y être et je devrais m'engager contre", etc.

Responsabilité peut signifier autre chose que culpabilité et contrainte.

C'est la question de confiance : Est-ce qu'il y a un fondement sur lequel, en tout état de cause, tu peux t'appuyer en tant que sujet pour analyser le monde, dans une perspective meilleure? Toi, tu dis: "Cela pourrait être meilleur et devrait pouvoir s'arranger, d'une façon ou d'une autre". Je ne suis pas pessimiste, mais le "ça devrait pouvoir s'arranger" m'est complètement étranger. Au fond, cela m'est égal que les choses s'arrangent ou pas. Il y a peut-être là une forme de nihilisme. Mais cela est personnel et subjectif, c'est ma névrose personnelle, et elle existe. Par contre, au niveau de l'analyse, la même mise en jeu veut dire que je ne me considère plus comme sujet.

C'est-à-dire, il est vrai que quelque part, si je fais l'analyse lucide de quelque chose, c'est parce que je ne suis plus sujet, que je ne fais plus entrer tous les espoirs, toutes les croyances, etc., que j'ai par ailleurs, comme tout le monde.

Alors tu te retires?

Ce n'est pas que je me retire, je disparais. Ce n'est pas la même chose, je ne retire pas mon épingle du jeu, je ventile. Je deviens en quelque sorte objet.

J'essaye de rentrer là-dedans comme dans un cycle de choses qui tournent, mais sans position de sujet, j'essaye de devenir objet, d'être chose parmi les choses. À ce moment-là, chose parmi les choses, tu peux essayer de dire ce qu'elle est.

Donc, évidemment il est difficile d'extraire de cette solidarité, qui n'est ni idéologique, ni politique, une action, un comportement conscient ou officiel. C'est comme cela que la pensée fonctionne.

Tu ne vas peut-être pas être d'accord avec moi, mais ce que tu dis, rejoint la métaphysique de tous les grands mystiques. D'Ibn El Arabi, à Khrisnamurti, en passant par Jésus.

Tant mieux ! Mais que veux-tu que je te dise (rires) ? C'est bien possible, pourquoi pas ? Mais ça m'est égal que cela rejoigne, par exemple, les philosophies orientales ou quoi que ce soit. Je les connais un peu mais pas assez.

En tous cas, même s'il est vrai qu'il y ait un rapport, je ne peux pas le prendre en compte, pour moi ce n'est pas une référence. Parce que ce que je voudrais obtenir, c'est le même diagramme d'interprétation dans ce monde-ci.

Une autre culture, je ne la connais pas. Je n'aurai jamais la vérité sur une culture orientale ou sur une société primitive. La seule culture à laquelle je puisse éventuellement m'affronter, pour au moins déblayer un certain nombre de choses, c'est celle-ci.

Je veux le faire ici et pour cela je suis forcé de me couper, même des pensées qui disent la même chose, c'est bien possible, mais je ne dois pas en tenir compte. Y a-t-il une bonne nouvelle quelque part ? Bien sûr qu'elle a existé, sans doute a-t-elle toujours existé.

Sans doute est-elle même indestructible. Mais cela reste à l'état d'hypothèse. Je ne le factualise pas. Je ne dis pas : "Il y a un fond indestructible essayons de le retrouver".

Non ! en même temps, il est perdu, et tu dois l'accepter comme perdu dans ton propre contexte. Ce n'est pas pessimiste du tout, ni dépressif. Mais cela n'est pas non plus spontanément euphorique.

Il y a quand même de toutes petites difficultés... Et il s'est passé, dans cette culture occidentale, dominante, une forme de mutation qui tend à faire échec à toute cette pensée-là, à rendre irréversible un mode de comportement de dé-réalisation des choses, auquel nous avons à faire - évidemment nous l'exportons, et à présent cela vaut pour tout le monde.

Il n'y a plus de fond, de fond de patrimoine anthropologique d'une pensée, d'une sagesse, d'un temps cyclique. Tout cela a véritablement été mis à sac.

Oui, mais ce sentiment d'être allé au bout de tellement de choses, d'être parvenu au bout du temps, c'est vraiment une situation nouvelle qui procure un sentiment de liberté.

Justement cette limite-là est originale. Et c'est là où j'opère.

Nous sommes d'accord pour dire que parallèlement, il y a des organismes très sains qui émergent. Des jeunes gens qui n'ont pas plus de vingt ans et qui, malgré le constat de l'état des lieux, sont là dans la vie, vivants, agissants, ni amers, ni morbides. Ils ont compris l'interdépendance du tout, ils savent qu'une chose ne va pas sans son contraire. Pour eux, il y a aussi de bonnes et de mauvaises nouvelles. Pour eux, fort heureusement, tout reste à faire. L'espoir est là ! D'ailleurs, j'ai constaté qu'il suffit que les gens soient amoureux, pour que tout devienne beau et gai...

Ah oui ! Cela peut même arriver aux vieux (rires).

Donc, ça peut arriver à tout le monde. L'amour aussi est là, n'en déplaise à ceux qui ne veulent pas en parler. L'amour est une donnée en positif, pas en négatif. Je dis que d'un côté ça va mal, et que de l'autre ça va bien. C'est et ceci et cela. Oui et non.

C'est exactement le discours que tient Balladur en ce moment - enfin, je ne veux pas faire l'analogie : "Voyez la France est un beau pays qui fonctionne relativement bien. Qu'est- ce que c'est que ce ressentiment collectif ?" Curieusement tout fonctionne relativement bien, mais les gens, même les jeunes, quoi que tu en dises, n'ont pas vraiment l'air tellement enthousiastes.

Ils ont quand même du mal à s'y retrouver, à faire la preuve qu'ils existent, et cela n'est pas facile. Ils ne sont pas du tout dans la même situation où nous étions.

Ils n'ont plus exactement les mêmes possibilités de rupture parce que d'une certaine façon, l'ensemble est mou. Et les jeunes comme les vieux sont un peu phagocytés.

Effectivement, tu peux tabler sur l'énergie luminale des jeunes... Tu te fais une mystique de l'amour, c'est bien, mais si tu vois les choses collectivement, cela ne fonctionne pas ainsi, tu comprends ?

Ils ne vont pas mal parce qu'ils manquent de tout, comme en situation de pénurie ou de faim. Parce qu'avant, une multitude de gens allaient beaucoup plus mal qu'aujourd'hui, et ils avaient des raisons objectives à cela.

Maintenant, paradoxalement les gens vont mal alors que les conditions objectives sont relativement moins pires qu'avant. Pourtant, ils vont effectivement mal.

Donc, cela prouve que cette recherche du bonheur, du bien- être, de la démocratie est une impasse. Nous sommes en train de frôler la limite de ces choses-là.

C'est intéressant, parce que le fait que les gens aillent mal n'est pas un constat définitif, ça ne veut rien dire en soi. Il n'y a pas à faire de bilan du bonheur ou du malheur.

La question est : est-ce qu'un système est en train de s'engorger, de se détruire lui-même, etc, entraînant tout le monde dans son orbite? Il faut bien voir que nous sommes les jouets d'une chose dont nous avons perdu le contrôle.

Avant, les valeurs d'espoir étaient toujours fondées sur les conditions objectives, sociales et politiques. Dans cette perspective-là, cette hypothèse favorable est court-circuitée par le fait qu'on a déjà un état de choses objectivement favorable et que, malgré tout, le cours des choses est défavorable.

Oui, aujourd'hui nous sommes dans la remise en question de toutes les valeurs, modèles, etc. Et je perçois cela comme une excellente nouvelle, que les demeures mensongères soient abattues, ainsi que toutes ces illusions préfabriquées d'un schéma mental défectueux qui, en se cassant la gueule, nous laisse en face de l'inconnu, de l'indéterminé.

Je crois que là-dessus, nous sommes d'accord !

Puisque cela est l'inconnu, on ne peut pas dire "voilà ce qui va être, et voilà ce qu'il faut faire". En ce qui me concerne, au plus profond de ce que je suis, il y a la certitude que dans le dos des hommes, il y a un emplacement pour des ailes. Cependant, restent de grands problèmes, des projections de modèles abstraits qui, confrontés à la réalité au quotidien, se dissolvent comme du sel dans l'eau. La fin des illusions en quelque sorte...

Si tu cherches à me dire qu'une fois toutes ces illusions écartées, reviendra enfin une espèce de raison créatrice et que refleurira une spontanéité créatrice qui est là, cachée... je n'y crois pas.

Et même, je te dis tout de suite que tu as tort, parce que je ne suis pas si simpliste que cela, du moins je l'espère. Je ne sais absolument pas ce qui va arriver. En même temps, je fais confiance à la vie et nier cette confiance, c'est me nier moi-même. Je pense que si nous pouvons prévoir le pire, nous sommes aussi capables du meilleur.

Bon, tu n'acceptes pas l'idée que dans l'immédiat, spontanément, réflexivement, l'homme - ma foi - c'est bien.

L'homme est, et puisqu'il est, je préfère dire que c'est bien qu'il soit. Dans notre Histoire, il y a toujours eu de belles lumières brillantes dans l'obscurité. Une fois encore, nous revoilà dans le oui et le non. L'homme est bien et simultanément il ne l'est pas. C'est ! et je l'accepte.

Je repense à la discussion que nous avons eue. En se disant : nous sommes partis de là, les choses sont ce qu'elles sont et de toute façon, qu'elles soient fatales, objectives, c'est-à-dire nécessaires ou pas, elles sont ainsi. Très bien.

Donc, il faut tenir compte de cela. Mais d'un autre côté, il y a des choses que tu n'acceptes pas. Et pourtant, cela fait partie aussi de l'état des choses. Il y a des tas de choses que toi, subjectivement et viscéralement, tu ne supportes pas. Et tu es bien forcée d'en tenir compte.

Oui, mais toi aussi tu disais que tu as deux régimes.

Mais moi, j'en tiens compte.

Alors là, je t'ai eu, parce que j'essayais de t'attraper. Bien évidemment, en ce qui me concerne, je n'accepte pas cette involution. En même temps, la réalité c'est ce qui est, c'est la règle du jeu, il faut l'accepter. Mon acceptation n'est pas passive. Je cherche à comprendre les processus, afin de proposer une autre règle du jeu - prétention démiurgique certes - car nous sommes peut-être en échec, mais pas encore en échec et mat.

Oui et non parce que toi, tu parles de règle du jeu ! Moi, je crois qu'il y a un double régime. Tu peux opérer et faire les choses à un niveau qui n'est pas le niveau de la règle du jeu, du Grand Jeu.

La règle du Grand Jeu, c'est effectivement : les choses sont ce qu'elles sont. C'est autre chose que de considérer des raisons bien au-delà. Et puis, il y a un niveau où tu réagis parce que tu existes et que tu es comme ça.

C'est le niveau de l'affect, de l'humeur, des colères, des passions. Ce niveau-là existe, mais sans illusions. Je ne prétends pas changer le monde à travers cela.

Si je participe à un mouvement pour Sarajevo, ça ne va rien changer. Parce que vu d'un autre niveau, ce problème peut s'expliquer tout à fait autrement, en dehors des idéologies, etc.

Oui, mais peut-être que le seul vrai problème se résume ainsi : maintenant que nous avons fait l'état des lieux, qu'allons-nous faire ?

Il ne faut pas me regarder (rire). Nous sommes à un point de départ extrêmement primitif, et c'est vraiment la question qu'on me pose tout le temps. "Bon, c'est très bien ce que vous racontez. Vous pensez bien. Mais, qu'est-ce qu'on fait avec ça ?". Il n'y a pas de réponse à ça.

Oui, tu fais quand même partie des penseurs qui ont nourri cette prise de conscience...

Ça n'a pas de rapport ! C'est là où il y a radicalité. C'est dans le fait qu'il n'y ait pas de dépassement dialectique possible, de pensée praxis, de théorie praxis de tout ce dont nous avons parlé.

Avant ça fonctionnait très bien - enfin ça n'a jamais fonctionné très bien, mais l'idéologie voulait que cela soit articulé. Aujourd'hui, ça ne l'est plus, il y a déhiscence et il faut tenir compte de cela aussi.

Non ! Tu es forcé d'avoir un niveau de radicalité de pensée qui ne peut plus se traduire, aujourd'hui, par un niveau de radicalité de l'action. Même le terrorisme n'est même plus une action radicale.

Sinon, j'en serais. Il n'y a pas de choix, je ne vois pas de solutions. Même si je sais très bien qu'au niveau théorique ça ne marche pas.

Tu ne vois absolument rien ?

En terme d'action ? Non, sauf là où je sais que je peux agir, parce que je contrôle la règle du jeu qui est l'écriture et qui implique une sorte de message qui circule un petit peu...

Qui dit "écriture", dit "messages", et "lecteurs". Que fais-tu de tes lecteurs ?

Je ne contrôle pas mes lecteurs. Je ne contrôle pas tout ce qu'ils feront de ça et je n'y peux rien. Je ne me sens pas du tout responsable de ce que ça deviendra.

Ainsi je garde ma liberté, parce que je suis irresponsable de la façon dont ça peut être interprété - heureusement d'ailleurs, parce que si j'assumais la façon dont cela l'est, mon Dieu que je serais malheureux. Je fais là où je peux savoir ce que je fais.

C'est-à-dire qu'il y a un bref moment où, lorsque j'écris, je contrôle la nébuleuse des mots, des idées et la radicalité. Et ça ce n'est pas uniquement de la pensée, c'est aussi une action.

Et pourtant, tu viens de dire qu'après tu ne contrôles pas du tout le message. Cela n'exclut pas le fait que tu écrives pour les autres aussi...

Oui, c'est vrai, je suis assujetti au mode de propagation des choses aujourd'hui... J'écris bien sûr, parce que c'est une sorte d'acte et ensuite c'est fini.

Nous sommes dans un univers qui n'est ni pédagogique, ni instructif, ni vraiment communicatif, ce n'est pas vrai, mais complètement autarcique, où il n'y a que des particules...

Des particules que tu nourris alors !

Oui dans des milieux restreints avec lesquels nous avons des affinités, mais cela ne transforme pas le monde. Nous parlions de domaine collectifs. Heureusement pour eux, ils ont d'autres éléments vitaux.

Ça t'arrange !

Et comment ! Enfin, tu ne voudrais pas que les gens en soient réduits, pour apprendre à vivre, à lire ce que j'écris ? Lorsque tu écris, je ne sais pas à qui tu parles, mais cela ne s'adresse certainement pas à un public. Tu ne vises pas un autre particulier.

Tu écris et cela est un acte total. Je ne fais pas de mystique, mais c'est vrai qu'à un moment donné, tu peux écrire pour aller jusqu'au bout des choses, en sachant pourtant que là, tu ne seras même pas suivi.

Mais tu iras, parce que c'est la seule chose que tu ne te pardonnerais pas, si tu ne le faisais pas. C'est l'inacceptable dans son sens le plus fort.

Ce que cela devient, tu en es irresponsable. Non pas par facilité, mais parce que c'est ainsi. L'écriture dans ce sens-là, n'est pas du tout la communication.

Si tu fais de la publicité, tu parles pour être compris, pas de problème non plus si tu es engagé donc responsable, pour ceux qui parlent en terme idéologique et qui défendent une cause, le minimum est qu'ils soient responsables de ce qu'ils disent, puisqu'ils veulent le faire partager.

Moi non, ce n'est pas du tout une volonté de faire partager. Elle ne doit même pas être là. À un moment donné, si tu veux faire ton travail, tu dois être radicalement coupé du monde.

Ce n'est pas la forme directe de responsabilité, d'échange, de communication. Je n'y crois pas et je ne me fais aucune illusion là-dessus. Que ça puisse toucher par une autre voie, comme celle, assez secrète, des couleurs, des choses, des lumières, mais ça ne se partage pas forcément.

Ça utilise un autre mode de passage. Et pour répondre à la sempiternelle question que pouvons-nous faire ? Et bien il n'y a que cela que je puisse faire en toute responsabilité et je l'assume. Et là, je ne me pardonnerai rien, et je ne vois pas pourquoi je ferais des concessions.

D'ailleurs, je n'en ferai pas ! Pour le reste, je peux concéder au monde d'être tel qu'il est. La règle du jeu est arbitraire, celle-là je peux l'accepter. Je sais très bien, qu'extrait du contexte, tout va devenir contresens, deviendra autre chose.

Mais ce n'est pas très grave. Si je me sentais responsable de ce que je dis, je souffrirais tous les jours quand je vois les absurdités qui peuvent se raconter dessus. Voilà, tu crées un événement insoluble en quelque sorte, et c'est tout ce que tu peux faire.

Après, les gens se feront les dents dessus. À partir de là, il se produira peut-être même des choses, mais ce sera sur un mode extrêmement complexe. Et tu ne pourrais pas du tout dire : "je m'engage, je vise tel objectif".

Je l'obtiens ou je ne l'obtiens pas. Ça, c'est dans l'ordre idéologique. Je ne méprise pas pour autant ceux qui font ça, parfois seulement, mais à priori non ! Après tout, c'est un autre mode d'action, un mode extrêmement naïf, qui repose lui-même sur cette euphorie artificielle : passer par une universalisation de la pensée et de l'action.

Moi, je ne crois pas à ça, mais au phénomène singulier de la pensée. Je ne crois pas du tout à l'expansion positive. Tu n'as qu'à voir le résultat de toute l'histoire du progrès, même intellectuel, et pourtant les gens y croient toujours, sinon ils ne travailleraient pas autant ! C'est Umberto Eco, disant au sujet de Berlusconi : "Mais ce n'est pas possible que les Italiens votent Berlusconi.

Enfin ce sont des cons, des veaux !" L'idée que les choses devraient se réaliser selon une règle morale inscrite dans les coeurs et dans les esprits, comme disait l'autre, c'est pour moi de la naïveté. D'ailleurs, à mon avis, c'est même pire que de la naïveté, c'est criminel.

Je dirais plutôt qu'il fait partie des gens qui subliment trop la réalité.

Oui, c'est un modèle de pensée qui substitue, une sublimation du réel. Il y a donc quelque chose à faire, qui peut être fait. Mais pas au sens de l'action, de l'engagement, du sacrifice, de la cause, etc.

Aujourd'hui, c'est un peu l'idée que nous avons de l'action, à travers le monde politique évidemment. L'écriture n'est pas le seul acte total, j'en parle parce que je suis dedans, mais je suppose que l'art et certains autres processus peuvent l'être aussi.

Je suis complètement optimiste à ce sujet, car je pense que cette possibilité-là est indestructible, qu'elle existera toujours. Pour la raison que nous ne pourrons jamais aller au bout, dans ce sens-là, elle existe.

Tandis que l'action vulgaire, que j'appellerai pathétique, c'est celle qui veut résoudre vraiment une situation, aller au bout de quelque chose, tout clarifier, rendre le monde transparent, faire que ça aille bien.

C'est à la fois une illusion et une intoxication. Alors que, dans ce sens-là, on n'ira jamais au bout de l'écriture, peut- être en est-il de même pour d'autres choses comme l'amour et la séduction, je n'en sais rien... mais ce sont des choses qui ne s'accomplissent jamais au sens définitif du terme, et c'est pour cela qu'elles sont, à mon avis, indestructibles.

Incessamment en devenir.

Oui, il y a une forme d'échappée belle perpétuelle qui ne tombe pas dans le filet de l'expansion. Partout, il y a des tentacules de modèles d'investissements politiques, intellectuels qui te sont proposés.

Et nous vivons tous là-dedans. Nous ne pouvons pas faire autrement. La plupart du temps, nous avons un mode d'existence qui n'est pas radical, mais vraiment banal.

Il y a, à mon avis, un autre niveau plus fatal et radical qu'il ne faut pas perdre de vue, et je ne crois pas à cette réconciliation existentielle, où l'on pourrait réunir une théorie et une praxis ensemble.

Je peux continuer à détester Mitterrand, et ainsi de suite, mais ce sont des affects vulgaires. Si je veux me passionner, je peux me blinder contre la politique française, le Rwanda, etc.

Je sais très bien in petto que je m'en fous, ce n'est pas ce qui m'importe. D'ailleurs, il y a un niveau d'analyse où les choses prennent un tout autre sens que celui au nom duquel tu t'insurges.

À un niveau, tu peux t'insurger, et à un autre, être d'une indifférence sublime par rapport à cela, en ayant un autre type de pensée. Je ne pense pas qu'il faille vraiment vouloir résoudre l'un au profit de l'autre.

On doit garder ses humeurs conjoncturelles et ses petites passions. Pourquoi pas, "c'est ainsi que les hommes vivent". Nous sommes heureux ou malheureux à un niveau, et à un autre niveau ça se passe autrement.

Une sorte de double commande ?

Oui, à mon avis, parce qu'il y a une part de jeu. Ce n'est pas de la schizophrénie. Non ! il y a un jeu, une forme d'ironie, dans les rapports entre les deux niveaux respectifs. C'est d'ailleurs très pratique et tu peux très, très bien faire une chose à laquelle tu ne crois pas.

Tu ne penses pas que moins on croit, et plus on peut mieux faire (rire) ?

Je suis tout à fait persuadé de cela. Nous sommes d'accord (rires). Les gens qui font de la gestion modelisée n'y croient plus. En fait, la seule chose en laquelle ils croient c'est que la règle est le modèle de gestion.

Quand on voit aujourd'hui la plupart de ceux qui font ce à quoi ils croient et la façon dont ils le ratent, on pourrait conclure que des gens parfaitement indifférents, agnostiques, étranges et étrangers auraient sans doute plus de succès.

On pourrait s'en servir. Ce serait une bonne hypothèse de départ et une vraiment bonne nouvelle. Mais peut-on y croire raisonnablement ?

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